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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/574

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folie de travailler de nos propres mains à détruire des études avec lesquelles tout notre passé est si intimement lié.

Je ne sais jusqu’à quel point est fondé le reproche qu’on a adressé au gymnase allemand, d’élever la jeunesse dans la familiarité du passé et dans l’ignorance du présent. Mais, assurément, ce reproche ne touche pas nos lycées français. Avec une prédilection de plus en plus marquée, notre Université, depuis cinquante ans, s’est tournée vers les choses modernes : elle s’occupe des écrivains français au moins autant que des écrivains latins et grecs; elle n’étudie même guère ces derniers que pour mieux comprendre les nôtres. Elle a perfectionné cet art de la traduction que Rollin et les auteurs de Port-Royal recommandaient. Par une sorte de renversement qui s’est opéré lentement, nos professeurs, en enseignant les langues anciennes, font surtout apprendre le français. Aussi, de toutes les accusations qu’on peut porter contre le collège, la plus imméritée serait celle qui lui reprocherait de sacrifier le français : le latin et le grec, entre les mains de nos professeurs, servent surtout de modèle et de contre-épreuve. Voilà pourquoi notre enseignement secondaire forme si peu de latinistes, et pourquoi, en revanche, les étrangers admirent comme nos élèves sortent du collège stylés dans le maniement de la langue française.

Il y a un mot qui revient fréquemment dans les discussions sur l’enseignement : ce mot, on ne le comprend pas toujours très bien, ce qui n’empêche pas qu’il n’y ait dans l’erreur commise, comme il arrive souvent, une part de vérité. Les études classiques s’appelaient autrefois les études d’humanité, studia humanitatis, ars humanitatis, ce qui voulait dire simplement les études d’élégance et de politesse<ref> Chez les jésuites, les trois premières classes s’appelaient classes de grammaire; puis venaient la poétique et la rhétorique, qui formaient les classes d’humanité. < :ref>. Mais le terme ayant changé de signification, les studia humanitatis sont devenus à nos yeux les études qui s’adressent à ce qu’il y a de plus élevé dans l’homme, les études développant le sentiment de la solidarité humaine. Ce n’est point pur hasard, c’est une conséquence de l’histoire, si le latin et le grec forment la partie fondamentale de ces studia humanitatis . La civilisation dont nous recueillons les fruits s’est formée et nourrie de ces études. Le génie de la France en est tout imprégné; les éteindre brusquement, ce serait s’exposer à diminuer le rayonnement de la France dans le monde, ce serait courir le risque de changer l’âme même de la nation.


MICHEL BREAL.