Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/194

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’observations et des pratiques d’atelier plus ou moins ingénieuses ou bizarres qu’on saura la mettre en lumière. Nous avons au Champ de Mars même des exemples très concluans à cet égard, qui prouvent une fois de plus que, chez les vrais artistes, l’étude rigoureuse et minutieuse de la réalité précède toujours et prépare son interprétation personnelle et poétique. Les deux ouvrages qui ont le plus frappé beaucoup d’honnêtes gens désintéressés dans les querelles de coterie, tant par l’individualité pénétrante de l’exécution que par l’intensité grave de l’observation, par leur caractère simultané d’ouvrages bien modernes et d’ouvrages au-dessus de la mode, sont les Conscrits de M. Dagnan-Bouveret et les cartons de M. Léon Frédéric de Bruxelles, sur le Lin et le Blé. Or, MM. Dagnan et Frédéric sont précisément deux artistes qui, pendant longtemps, dans leurs œuvres de jeunesse, ont apporté, avec une opiniâtreté et un scrupule allant parfois jusqu’à la lourdeur ou à la sécheresse, ce souci de l’extrême précision et de la touche nette et vive que méprisent les nouveaux-venus.

Il y a loin de cette belle toile des Conscrits qui mérite à M. Dagnan, plus encore que ses Bretonnes au pardon, l’acclamation de ses confrères, à toutes les petites peintures anecdotiques, d’un faire si soigné, mais si mince, et d’une exactitude si bourgeoise, par lesquelles il a d’abord séduit un public inférieur, mais par lesquelles aussi il s’est préparé patiemment à des besognes plus hardies. M. Dagnan semble aujourd’hui en pleine possession de ses moyens et, s’il reste avec résolution, comme il l’est à cette heure, en commerce intime avec les vieux maîtres sains et vigoureux, sans se laisser amollir par les tendances environnantes, il peut rendre un immense service à l’art national. Cette toile des Conscrits paraît, à vrai dire, plutôt un fragment découpé dans une composition murale, qu’un tableau au sens ordinaire du mot ; mais on y voit résolu ce grand problème à côté duquel passent étourdiment sans l’aborder la plupart des modernistes. Elle unit, en effet, sans manière et sans effort, sans autre secours que l’élément pittoresque, à la puissance de l’expression la vérité de l’observation, à la hauteur morale l’exactitude vulgaire. Millet avait déjà réalisé cette union, mais seulement pour des figures isolées, dans des attitudes calmes, et pour des sentimens généraux pris dans la vie des champs et de la famille, avec un effort de simplification pittoresque qu’on ne pourrait prolonger sans appauvrir singulièrement le domaine de l’art. M. Dagnan-Bouveret, lui, avait à traduire un sentiment plus compliqué, le sentiment patriotique chez des Français, chez des paysans, et à le traduire à la fois par la physionomie et par le mouvement ; c’était donc une tâche plus rude ; il y a réussi. La composition est des plus simples ; au milieu, s’avançant dans une