Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/216

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pleuvoir pour l’en consoler. « J’ai observé plus d’une fois, dit-il à ce propos, et dans les circonstances les plus critiques de ma vie, que, lorsque la fortune a paru me contrarier, elle a mieux fait pour moi que je n’aurais voulu moi-même. Ici, me voilà ruiné, et du milieu de ma ruine vous allez, mes enfans, voir naître le bonheur le plus égal, le plus paisible et le plus rarement troublé dont un homme de mon état se puisse flatter de jouir. »

Cette préoccupation de fortune explique peut-être, dans ces Mémoires d’un homme de lettres, l’absence de tout renseignement littéraire. Les anecdotes y abondent et les portraits aussi, dont il en est plusieurs qui sont devenus classiques, pour ainsi dire, sans que l’on sache toujours qu’ils sont de Marmontel. Mais, de l’Esprit des lois, de Candide ou de l’Essai sur les mœurs, de l’Histoire naturelle, de la Nouvelle Héloïse ou de l’Emile, du Mariage de Figaro, pas un mot ou à peine quelques mots en passant. M. Geoffrin lui-même, — car il y avait un M. Geoffrin dans le salon de sa femme, — ne devait pas être plus indifférent aux événemens littéraires, et il est assez évident qu’ils n’ont jamais intéressé Marmontel. Selon le mot souvent cité d’un autre secrétaire perpétuel de l’Académie française, Marmontel n’a vu dans les lettres que les facilités qu’elles offraient d’en sortir, superas evadere ad auras, le seul moyen qu’eût le fils d’un tailleur de s’imposer à l’attention du monde et de prendre sa part des faveurs de la cour. Combien de Marmontels, encore aujourd’hui, parmi nous, quoique d’ailleurs il n’y ait plus de cour, ni, je pense, presque plus de monde !

Aussi faut-il se délier de ses jugemens, et rarement l’en croire lorsqu’il parle de ceux qui le dépassent, de Voltaire même, son premier protecteur, dont il n’a vu que les petits côtés, de Buffon et de Rousseau :

« Buffon, environné chez lui de complaisans et de flatteurs, et accoutumé à une déférence obséquieuse pour ses idées systématiques, était quelquefois désagréablement surpris de trouver parmi nous moins de déférence et de docilité… Gâté par l’adulation, et placé par la multitude dans la classe des grands hommes, il avait le chagrin de voir que les mathématiciens, les chimistes, les astronomes ne lui accordaient qu’un rang très inférieur parmi eux… et que parmi les gens de lettres, il n’obtenait que le mince éloge d’écrivain élégant et de grand coloriste… Je me souviens qu’une de ses amies m’ayant demandé comment je parlerais de lui, s’il m’arrivait d’avoir à faire son éloge funèbre à l’Académie française, je répondis que je lui donnerais une place distinguée parmi les poètes du genre descriptif, façon de le louer dont elle ne fut pas contente.

« Mal à son aise avec ses pairs, il s’enferma donc chez lui avec des commensaux ignorans et serviles, n’allant plus ni à l’une ni à l’autre académie, et travaillant à part sa fortune chez les ministres