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cère, M. Trarieux l’ont mis dans une saisissante évidence en montrant que c’était une flagrante atteinte à la liberté du travail, à l’égalité entre patrons et ouvriers, même aux principes du droit pénal. — On veut garantir la position des ouvriers, c’est fort bien ; mais enfin que fait-on de la liberté, des droits, des intérêts, de l’honneur des chefs d’industrie ? Voilà un patron qui, depuis des années, a mis sa peine, son intelligence, sa fortune dans une entreprise où il emploie un nombreux personnel d’ouvriers. Son intérêt est apparemment son meilleur guide dans le choix de ses coopérateurs. N’importe, il n’est plus libre, même chez lui, dans sa maison. S’il renvoie un ouvrier affilié à un syndicat, il est aussitôt suspect : on scrutera ses intentions, on lui fera pour le moins un procès de tendance, on le traînera devant les tribunaux ; il sera jugé, peut-être condamné, et pendant ce temps, son industrie subira le contre-coup, le discrédit des contestations judiciaires !

Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’au moment où les patrons sont mis en suspicion, menacés, les syndicats eux-mêmes ne s’interdisent ni les pressions, ni les violences, pour imposer leur domination à la population ouvrière. On a pu citer ce fait récent qui s’est passé à Grenoble : un ouvrier, qui avait refusé de s’affilier au syndicat de sa profession, avait trouvé du travail dans une usine ; les chefs du syndicat se sont rendus chez le patron et l’ont menacé de mettre sa maison en interdit s’il ne renvoyait pas le faux frère. Et le patron a cédé ; le malheureux dissident a été renvoyé. Chose plus curieuse ! Ce criant abus a été l’objet d’un procès engagé au nom de l’ouvrier privé de son travail, — et le tribunal s’est déclaré désarmé ! Il a répondu que c’était la loi, qu’il n’y avait rien à faire ! De sorte que, dans cette étrange justice distributive, c’est le patronat qui est l’ennemi ou la victime, — ce sont les syndicats qui règnent et qui, d’après la loi nouvelle, auraient pu donner à leurs affiliés une sorte d’inviolabilité. C’est ce que la chambre des députés a voté, par une de ces faiblesses dont on ne sait pas se défendre ; c’est ce que le sénat, pour sa part, a arrêté au passage en jetant un vote de raison et de prévoyance au milieu de tous ces entraînemens périlleux pour la paix sociale, pour l’industrie, pour les ouvriers eux-mêmes.

Qu’est-ce à dire, en effet ? À quoi peut conduire tout ce mouvement de grèves, de prétentions confuses ou démesurées, de revendications tumultueuses, qui ont l’air de menacer tout le monde ? Que ceux qui cherchent un rôle, ne fût-ce qu’une petite place dans ces agitations, dans les comités grévistes, dans les syndicats, à la Bourse du travail, s’efforcent de prolonger le mouvement, c’est leur intérêt, c’est leur affaire ; mais les ouvriers eux-mêmes, ceux qui travaillent réellement, que peuvent-ils gagner ? Ils ne peuvent pas même se promettre d’être longtemps soutenus par l’opinion. Il se peut, sans doute, que, pour un instant, une certaine foule, qui aime le bruit, s’amuse de leurs alga-