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les rapports, et cette science des rapports est la principale de ses études. Il sait que nous nous prêterons de bon cœur à cet accommodement, que la vérité d’impression nous suffit, que c’est la seule que nous attendions de lui, la seule qu’il nous doive. Il compte sur notre complaisance, qui est le fruit de l’éducation et d’habitudes contractées à notre insu. Un peintre célèbre disait à un capitaine de dragons dont il avait commencé le portrait et qui le chicanait sur le prix : « Laissez donc, je ne vous le ferai payer que si votre chien remue la queue en le voyant. » Ce peintre était un gascon ; les chiens n’ont jamais reconnu le portrait de leur maître, et il y a en Australie des sauvages aussi réfractaires qu’un quadrupède à l’autorité qu’exerce sur nous la peinture. « Je leur ai montré, dit un voyageur anglais, un grand dessin colorié représentant un indigène de la Nouvelle-Hollande. L’un déclara que c’était un vaisseau, un autre un kangourou. Il ne s’en est pas trouvé un sur douze qu’ils étaient pour comprendre que ce dessin avait quelque rapport avec lui-même. » Un autre voyageur anglais rapporte qu’un jour, en sa présence, le chef d’une tribu africaine examinait avec une extrême attention une gravure, qu’il avait retournée du haut en bas. « Deux fois je la lui pris des mains et la remis dans sa vraie position. — Pourquoi faire ? s’écria-t-il. C’est tout à fait la même chose. » Pour retrouver le réel dans les fictions de l’art, il faut un travail d’esprit et un acquiescement volontaire à de certaines conventions que les civilisés acceptent. Ce sont là des secrets de famille que ne connaissent ni les sauvages ni les chiens.

Mais de tous les arts le plus impropre à l’imitation directe des objets visibles et du monde extérieur est assurément la poésie. Quand elle entreprend de les décrire dans leur complexité, d’en reproduire l’infini détail, elle se fait une violence inutile, elle échoue misérablement. Nous ne parlons que parce que nous pensons, et toute pensée étant une abstraction, toute parole exprime un genre ou une espèce, tout mot que je prononce ou que j’écris est une hécatombe de sensations et de choses particulières. Allez à une exposition de chrysanthèmes, et si vous avez du temps à perdre, essayez de définir, en épuisant les ressources et les misérables richesses de votre vocabulaire, les nuances presque imperceptibles de rose, de jaune ou de brun qui distinguent telle variété de telle autre, vous renoncerez très vite à votre entreprise. La nature chante des airs qui ravissent le cœur de l’homme, mais qu’il ne saurait noter ; il y a douze demi-tons dans notre gamme, la sienne en a des milliers. « Si je tentais d’exprimer par des mots, a dit Hegel dans sa Phénoménologie, ce qu’est la feuille de papier