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années, que telle montagne, regardant de haut les affaires de ce monde, se complaît dans son orgueilleuse solitude, que comme les lézards, les rochers de granit prennent avec volupté des bains de soleil, que les boutons de rose ont des désirs et des joies, qu’il leur tarde de s’épanouir et de déployer leur gloire. Comme saint François d’Assise, elle dit aux hirondelles : « Vous êtes mes sœurs ! » au vent et au feu : « Vous êtes mes frères ! » Persuadés par elle, tout dans le monde nous semble fait de notre chair et de notre esprit.

Les habitudes que nous a données notre imagination contribuent à notre bonheur, et nous ne les perdrons jamais. On ne pourrait les changer sans changer aussi la langue que nous parlons, et qui est en partie son œuvre. Certaines métaphores nous sont devenues si familières qu’elles n’en sont plus pour nous ; ce sont des images éteintes par le long usage. Le moins poète des hommes dit qu’une campagne est riante ou sévère, triste ou gaie, qu’un ciel est mélancolique ou serein, que la vigne pleure, qu’il faut hâter des fruits trop paresseux et faire la guerre aux branches gourmandes, que l’aiguille d’une boussole est affolée, que le feu lèche et dévore, que le vent gronde ou soupire, que la terre est en amour ou la mer en fureur. Cette projection de nous-mêmes dans le monde sensible est nécessaire à nos plaisirs esthétiques. Quel charme auraient pour nous les plus beaux paysages, si nous ne pensions y reconnaître certaines scènes de notre vie intérieure, la représentation de certains états de notre âme ? Qui n’a ressenti l’ivresse du premier printemps ? Pour la savourer, nous avons besoin de croire que les arbres qui commencent à feuiller sont en tête comme nous, que les lilas en fleur répandent dans l’air des espérances mêlées à leur parfum, que les oiseaux qui essaient leur chant nous racontent un bonheur semblable à celui que nous pouvons ou connaître ou désirer. « Je ne fais pas, disait le comique latin, comme ces amans qui content leurs misères à la nuit et au jour, au soleil et à la lune ; quant à moi, je pense que nos plaintes humaines les touchent peu, et qu’il ne leur chaut guère de ce que nous voulons ou ne voulons pas. » Tant que nous serons des êtres imaginatifs, nous raisonnerons quelquefois comme ces amans, et nous croirons que nos plaintes sont entendues, que nos joies sont partagées, qu’il y a entre les choses et nous une mutuelle et silencieuse sympathie, qui est le secret de l’univers, après quoi nous nous réveillerons.

Si l’imagination esthétique voit la nature autrement que les naturalistes, le monde physique autrement que les physiciens, elle regarde la vie humaine avec d’autres yeux que les moralistes, non qu’il faille l’accuser d’immoralité ; mais elle est très indulgente, et elle pardonne facilement au vice, pourvu qu’il l’amuse, au crime