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humbles, qu’elle réussit à déchiffrer leurs secrets, c’est encore là ce qui l’intéresse. La morale croirait rabaisser l’homme si elle ne le considérait comme un agent libre, maître et responsable de ses actes, ayant à toute heure la faculté d’option entre le bien et le mal. Quand nous examinons notre passé à la lumière de notre conscience, nous nous persuadons que nous aurions pu disposer autrement de nous-mêmes, éviter nos fautes et nos malheurs, que nous avons toujours conduit le fil de nos affaires, qu’il ne dépendait que de nous de le nouer ou de le rompre. Quand, au contraire, nous repassons notre vie en imagination à la seule fin de nous en faire un tableau, nous la voyons comme un ensemble de bonnes et mauvaises actions, où efforts méritoires et défaillances, prospérités et revers, tout se tient, tout s’enchaîne, et il nous paraît que des puissances mystérieuses s’en sont mêlées, qu’un invisible tisserand a fait courir la navette, que cette toile n’est pas notre ouvrage, qu’en un mot ce n’est pas nous qui avons fait notre vie, que c’est elle qui nous a faits. Notre imagination est instinctivement fataliste ; elle ne goûte que les histoires où, jusqu’au moindre détail, tout est nécessaire, et qui ressemblent à ces images bien composées auxquelles on ne peut rien ôter ni rien ajouter sans leur faire tort. Ennemie de tout ce qui dérange ses combinaisons, de tout ce qui désaccorde ses tableaux, elle ne voit dans le libre arbitre qu’un principe de confusion et d’anarchie, qui met de l’incohérence dans les caractères et en détruit l’unité. Nos vertus comme nos passions sont à ses yeux des forces de la nature, qui, s’entr’aidant tour à tour ou se combattant, décident de notre sort.

C’est ainsi que tantôt elle transforme les choses à notre ressemblance, tantôt elle nous assimile aux choses. Elle prête une âme aux élémens, à la terre comme à l’eau, à l’air comme au feu, et elle tient nos passions pour des puissances élémentaires sur lesquelles nous ne pouvons rien et qui peuvent tout sur nous. Elle attribue aux lis et aux roses des émotions de plaisir ou de chagrin analogues aux nôtres, et elle nous regarde comme des plantes qui verdoient, fleurissent, fructifient et sentent tarir leur sève. Elle n’est pas éloignée de penser que les planètes, qui circulent éternellement autour de leur soleil, sont entraînées dans leur orbite par un enchantement, par un charme, par un espoir qui les possède, et elle considère nos amours comme des forces aussi fatales que la gravitation des astres. Si elle dit que la mer est en furie, elle compare nos propres fureurs au tumulte des vents, à des orages, à des tempêtes ; elle voit des éclairs dans les yeux d’un homme qui se