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Nous. La couleur de l’air qui vous enveloppe est celle de votre âme ; le vent qui frémit est le souffle de votre poitrine ; le clapotis qui vous berce est une musique étrange qui sort de vous ; la lumière qui baigne vos yeux, vous ne la distinguez plus de votre regard, c’est lui qui la crée, et pourtant vous n’êtes rien, et votre pensée n’est que la pensée d’une pensée. Le sujet et l’objet se sont confondus ; le monde est un grand tout où vous vous perdez. Ces vagues qui dansent sur la surface de la mer ne font qu’apparaître et disparaître, elles n’ont pas le temps de dire : Moi. Comme elles, vous ne sortez un instant de l’abîme immense que pour vous y replonger, et, selon le mot du poète, ce naufrage vous est doux. Un moment encore, ce grand tout ne sera plus pour vous qu’une vaine apparence, une illusion, un fantôme, un rêve du grand Pan qui dort et qui lui-même ne se distingue plus de ses songes.

Mais si tous les bonheurs sont fugitifs, le plus fugitif de tous, tant que nous vivons, est de s’imaginer qu’on n’est plus. Une mouche qui vous croyait mort vous a frôlé de son aile, vous avez tressailli, le charme est rompu. Le chaos se débrouille ; du sein du gouffre où tout se perd, une vie, qui a votre forme, vient d’émerger ; ce n’est d’abord qu’une vapeur, une fumée ondoyante et légère ; mais d’instant en instant, elle se condense, s’épaissit, prend un corps et un visage ; vous vous êtes retrouvé ; c’en est fait de vos songes, de votre anéantissement béat, de votre absorption voluptueuse dans le grand Pan. Ainsi que vous, le ciel, la terre, la mer, les vagues, les buissons et les mouches, chacun est rentré en soi-même, chacun retourne à ses affaires, et dans ce réveil universel, vous voilà rendu aux huissiers, c’est-à-dire aux soucis que vous causent vos conflits quotidiens avec des réalités dont le caractère essentiel est d’être résistantes et de vous chagriner par leur force d’inertie, qui est, sans doute, un malin vouloir.

Tels sont, pour n’en faire qu’un résumé succinct, les plaisirs que notre imagination, quelque forme qu’il lui convienne de revêtir, goûte dans son commerce direct avec la nature, les joies abondantes et variées qu’elle se procure par ses contemplations, par ses sympathies, par ses rêves. Le beau, le sublime, la grâce, l’informe même et le difforme, les démêlés de la destinée et des passions, les terreurs, les pitiés, le rire, les songes et les extases, elle emploie tout à se rendre heureuse. Elle l’est toujours quand elle réussit à jouer avec elle-même, et que le monde se prête à ses jeux. « L’homme, a dit Schiller, n’est vraiment libre que lorsqu’il joue. » Essayez en vain de soulever un rocher, vous vous sentez esclave ; qu’un enchantement centuple vos forces, et cette pierre qui vous résistait, vous la lancerez où il vous plaira ; vous avez reconquis votre liberté. C’est un miracle que notre imagination opère tous les