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auxquelles il se livre pour démêler le vrai dans la diversité des témoignages. Et quelle défiance ne doit-il pas avoir de lui-même ! Mais il aura beau se surveiller, se contraindre, il se mettra toujours dans ses récits. Les miroirs concaves amplifient les dimensions naturelles des objets, les miroirs convexes les rapetissent. Si limpide qu’il soit, l’esprit d’un homme n’est jamais un miroir tout à fait plan. Certains historiens sont portés à agrandir les événemens en cherchant de grandes causes aux petits effets, d’autres les amoindrissent en expliquant tout par de petites causes. Les uns et les autres peuvent avoir raison, car dans les affaires humaines, le petit se mêle partout au grand, et selon la disposition du tempérament et de l’humeur, tel épisode historique peut fournir au poète un sujet de comédie ou la matière d’un drame, d’une tragédie, d’une épopée.

Dis-moi ce que tu aimes et comment tu l’aimes, et je te dirai ce que tu vois dans le monde. Les réalités étant infiniment complexes, nous y cherchons, nous y trouvons ce qui nous intéresse et nous attire. Il n’est guère de compositeurs qui n’aient mis l’amour en musique ; chacun lui a donné la couleur de son âme. Faites faire votre portrait par trois peintres d’un égal talent ; ces portraits vous ressembleront, sans se ressembler beaucoup entre eux. C’est que dans tout homme il y a plus d’un homme, et que les trois peintres auront fait chacun son choix, dicté par d’irrésistibles sympathies. Tout talent a sa racine dans une préférence de l’âme, secrète ou avouée, et les préférences de l’artiste agissent sur sa vision comme sur les procédés qu’il emploie pour rendre ce qu’il voit. Pourquoi Rembrandt exagère-t-il la gradation de la lumière, s’appliquant ainsi à donner aux objets et le relief et le mystère d’une apparition nocturne ? Pourquoi fra Angelico a-t-il le goût des passages insensibles et se fait-il un devoir comme un plaisir d’adoucir les ombres terrestres dans la représentation des sujets sacrés ? Rembrandt était un de ces violens que réjouissent les batailles ; ce qui l’intéressait par-dessus tout, c’était la lutte du soleil et des ténèbres et les victoires laborieuses d’une âme se manifestant au travers d’une épaisse enveloppe, qu’elle transforme à sa ressemblance et dont elle glorifie la laideur. Fra Giovanni da Fiesole sentait au fond de sa conscience une paix divine dont la douceur se répandait sur les choses. Ce mystique ne savait pas bien où finissait le ciel, où la terre commençait. Dans toute créature comme dans lui-même, il voyait la première ébauche d’un esprit céleste se préparant ici-bas à sa bienheureuse destinée, et un ange ne peut projeter qu’une ombre légère, qui jamais ne fait tache. Dans l’œuvre de Rembrandt, le monde nous apparaît comme une caverne où le jour se bat corps à corps avec la nuit et lui fait