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oublier et de nous calmer : c’est la sympathie ou la faculté précieuse que nous possédons de sortir de nous-mêmes et de nous sentir vivre, agir et pâtir dans les autres. L’indifférence, c’est la mort ; la passion, c’est le désordre ; la sympathie me met en société avec la passion des autres sans m’associer à ses désordres : j’éprouve ce qu’ils éprouvent, et le plaisir ou la peine que j’en ressens ne va jamais jusqu’à l’excès, pourvu toutefois qu’ils ne me soient pas si chers qu’ils fassent en quelque sorte partie de ma personne, car alors je ne serai plus sympathique, je souffrirai pour mon compte.

— « Lorsque les vents tourmentent les grandes eaux, a dit le poète latin, il est doux dj contempler du rivage un navire en danger. » — Pourquoi ? parce que nous aimons les émotions qui, n’ayant rien d’excessif, remuent nos nerfs sans les affoler, et agitant notre âme sans troubler la lucidité de notre esprit, deviennent pour nous un sujet d’observation, un spectacle, de telle sorte que nous pouvons tout à la fois sentir et contempler. Que parmi les passagers de ce navire en péril, il y en ait un qui nous tienne de près, c’en est fait de notre spectacle, nous nous sentons nous-mêmes en détresse ; dans les grandes angoisses, nous avons un nuage sur les yeux et nous n’entendons plus que les battemens précipités de notre cœur. Mais s’il n’y a rien dans ce naufrage qui me touche jusqu’au fond de l’âme, s’il ne m’inspire pas une de ces grandes pitiés qui sont des déchiremens et peuvent devenir des supplices, je me permettrai d’en savourer l’horreur.

La sympathie étend notre être en nous faisant vivre de la vie des autres, et du même coup elle nous fait ressentir des terreurs, des haines, des amours, des joies, des tristesses, qui ont perdu leur vivacité meurtrière. Le son s’est adouci en se répercutant, l’ardeur de la lumière s’est amortie en se réfléchissant. Ces passions de reflet ressemblent trait pour trait à nos passions personnelles, à cela près qu’elles ne nous causent aucune souffrance. Ce sont des panthères apprivoisées que nous pouvons caresser impunément : elles ont rentré leurs griffes, et leurs dents ne nous font plus peur, nous savons qu’elles ne mordent pas.

Mais ces passions de reflet, nous pouvons les éprouver sans entrer en communication avec les autres. A de certaines heures, nous parvenons à nous détacher assez de nous-mêmes pour nous dédoubler, pour nous diviser en deux moi, et l’un de ces moi regarde l’autre comme un étranger qui lui plaît. Nous devenons alors des spectateurs sympathiques de notre propre vie. Si violentes que soient les émotions qui ont pu remuer et tourmenter notre cœur, nous n’en sentons plus que le contre-coup ; ce sont