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avant tout, la séquestration séculaire, le manque d’exercice, le manque d’air, le manque de nourriture.

Pour l’historien, comme pour le géologue, le présent aide souvent à comprendre le passé. C’est en histoire surtout que se manifeste l’action des causes lentes ; et, pour les voir à l’œuvre, nous n’avons parfois qu’à tourner nos yeux d’un pays vers un autre. Les forces qui ont façonné le juif du moyen âge, qui l’ont à la fois endurci et débilité : la persécution, le parcage, la misère, agissent encore dans l’Est de l’Europe. De nos jours même, les juiveries de l’Est sont si pauvres, que la nourriture du juif est réduite au minimum. Cela est particulièrement vrai des cinq millions de juifs russes. Sous le ciel du nord, ils ont découvert le moyen de vivre avec une alimentation à peine suffisante sous un ciel plus clément. Comment leur santé ne s’en ressentirait-elle point ? Il y a longtemps déjà que l’observation en a été faite : le juif de la Petite-Russie consomme moins d’alimens que le Russe orthodoxe, ou le Polonais catholique[1]. Et sa nourriture devient de moins en moins substantielle, à mesure que les lois et les règlemens de l’empire semblent s’appliquer à rendre plus malaisée sa piètre existence. Pour peu que la police russe continue à les refouler sur les villes de l’Ouest, où il n’y a plus, pour eux, ni place ni travail, il ne faudra pas s’étonner si, parmi les israélites de Russie, la mortalité finit par l’emporter sur la natalité. Aussi bien, tel semble être le calcul des inspirateurs, pétersbourgeois ou moscovites, de toute cette réglementation, aussi bizarre qu’inhumaine. C’est à un lent et silencieux dépérissement dans leur ghetto, systématiquement rétréci et affamé, que, loin des regards d’un souverain justement aimé pour sa bonté, sont là-bas condamnés quatre ou cinq millions de sujets du tsar. Pour qu’ils aient résisté jusqu’ici, et que la mort n’ait pas encore délivré le Niémen et le Dniester du sordide spectacle de leur misère, il ne faut rien moins que la force d’endurance du juif.

Quand je pense au régime auquel, à la fin de ce siècle, sont encore astreints la majorité des juifs européens, je ne m’étonne point de l’apparente dégénérescence de la race. Des hommes ainsi traités, durant des siècles, ont le droit d’être petits, malingres, débiles, chétifs ; il serait ridicule de leur demander le beau torse du Grec ou la belle prestance de l’Anglais. Vices ou qualités, avantages ou faiblesses, toutes les particularités de sa constitution physique ou morale tiennent au passé du juif. C’est là le refrain auquel nous sommes toujours ramenés. Et ici, il y aurait une

  1. Voyez P. Tchoubinsky : Troudy Etnogr. statist. eksped. v Zapadnorousskii kraï, section du sud-ouest, t. VII, 1re partie.