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Chardin le peignait, il en était amoureux ; mais sa passion n’était pas cet amour charnel qui voudrait manger ce qu’il aime. Ce pâté le ravissait par sa forme et sa couleur, et nous pouvons, sans rougir, être amoureux de l’image à la fois si nette et si émue qu’il nous en présente. Toute image où Chardin a mis sa marque mérite d’être aimée ; ce n’est pas le pâté que j’aime, c’est Chardin.

L’artiste nous fait sentir ce qu’il a senti. Comme il possède le don de sympathie dans une plus large mesure que le commun des hommes, il agrandit leur univers en les intéressant à des copies dont les originaux pouvaient leur sembler insignifians ; mais d’autre part, étant assez maître de lui-même pour tempérer tous les mouvemens de son âme, il peut leur offrir les spectacles les plus émouvans sans que leur émotion aille jusqu’à la souffrance. Le cœur de cet interprète de la nature est un miroir qui nous renvoie tout ce qu’il a reçu ; mais c’est un miroir magique, où les objets se réfléchissent et se peignent non tels que le vulgaire les voit, mais tels qu’il faut les voir pour qu’ils méritent d’être vus. Ces imaginations puissantes et réglées commandent à la nôtre, la maîtrisent, la gouvernent, et tour à tour l’excitent ou la modèrent, et nous sommes d’autant plus disposés à subir leur domination qu’elles ont au même degré l’art de toucher l’esprit et de séduire les sens par leur musique.

Supprimer nos passions, c’est faire de notre âme un lieu de silence et de mort. Pour m’affranchir de leur tyrannie et de leurs cruautés, sans cesser de vivre, il faut que je les remplace par des passions plus douces, il faut que mon cœur change d’amour ou plutôt de façon d’aimer. C’est ainsi qu’il convient d’entendre la mystérieuse théorie de la purgation de l’âme par les arts, dont on a tant raisonné et déraisonné. Dans ses humeurs noires, Saül faisait venir David et sa harpe, et David en jouait, et Saül se sentait soulagé ; le mauvais esprit s’était retiré de lui. « Quand une mère, dit Platon, pour apaiser les cris de son nourrisson agité ou malade, le berce dans ses bras ou lui chante des chansons de nourrice, ce n’est pas du silence et du repos qu’elle lui apporte, c’est du mouvement et du bruit, et pourtant elle le calme. » Il ajoute que les guérisseurs de possédés traitaient leurs malades par la même méthode, qu’ils les délivraient de leurs fureurs convulsives par des airs de flûte et des danses. Le mouvement réglé du dehors dominait peu à peu le mouvement sauvage et désordonné du dedans ; la frénésie, ajustant malgré elle ses transports à la mesure et à la cadence d’un air, se convertissait par degrés en une passion rythmée, et l’âme s’étonnait d’aimer sa souffrance, à laquelle se mêlait une douceur secrète.