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entre l’antiquité et le moyen âge. Le savant juif, chez les judios d’Espagne surtout, le rabbin médecin était d’habitude doublé ou triplé d’un poète philosophe. Tels, la plupart des grands rabbins des XIe et XIIe siècles, l’âge d’or de la science et des lettres judaïques. Ainsi Rabbi Salomon Ibn Gabirol, l’auteur du Fons vitæ, l’Avicebron de nos scolastiques, à la fois le rénovateur de la poésie hébraïque et le restaurateur de la philosophie en Europe. Ainsi Rabbi Jéhuda Halévy, le médecin de Tolède et le pèlerin de Palestine, mort à Damas ; le philosophe du Khozari et le poète des Sionides, dont les strophes hébraïques sur Jérusalem font encore pleurer les fils d’Israël ; Jéhuda Halévy, « un vrai grand poète, » chanté par Heine, « un poète par la grâce de Dieu[1]. » Ainsi Maïmonide, le plus grand de tous, Mosé ben Maïmum, le second Moïse, né à Cordoue, élevé au Maroc, enterré à Tibériade, un moment commerçant dans sa jeunesse, médecin des sultans du Caire, prince ou nagid des juifs d’Egypte ; Maïmonide, le grand métaphysicien d’Israël, législateur et codificateur du judaïsme. Rarement l’homme, la plante-homme, comme disait Alfieri, a eu une sève plus riche et a poussé plus de branches en tous sens ; mais courte a été la floraison. L’intelligence juive a été mise sous la lourde cloche du ghetto ; ou mieux, pareille à ces arbres que les Chinois s’amusent à cultiver en des pots minuscules, elle a été enfermée dans une caisse étroite où la terre manquait à ses racines. Quoi de surprenant si elle en avait pris quelque chose de rabougri ? Mais, pour qu’elle s’épanouît et se ramifiât en libres rameaux, il n’y avait qu’à la remettre en pleine terre.

Nous nous étonnons souvent de la variété d’aptitudes des juifs, de leur singulière faculté d’assimilation, de la rapidité avec laquelle ils s’approprient toutes nos connaissances et nos méthodes. Nous avons tort. Ils y ont été préparés par l’hérédité, par deux mille ans de gymnastique intellectuelle. En abordant nos sciences, ils ne mettent pas le pied sur un sol inconnu, ils ne font que rentrer dans une contrée déjà explorée par leurs ancêtres. Les siècles n’ont pas seulement équipé Israël pour les batailles de la Bourse et l’assaut de la fortune, ils l’ont aussi armé pour les luttes de la science et les conquêtes de la pensée. Les lourds traités du Talmud et les vieilles écoles rabbiniques l’ont formé d’avance, et comme prédestiné, aux deux branches d’études les plus modernes : aux sciences d’érudition, par la discussion des textes en langues savantes ; aux sciences physiques et naturelles, par l’observation de la vie et du corps

  1. ::Ia er ward ein groaser Dichter,
    Stern und Fackel seiner Zeit…
    (Henri Heine : Jehuda Ben Halévy ; Romanzero.)