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dieux comme sa langue de tous les jours ! Connaît-on bien ce que le talent a de ressources pour cacher ses efforts ? .. Tout au plus, ce qu’on pourrait appeler improvisation, chez le peintre, serait la fougue de l’exécution sans retouches ni repentirs ; mais sans l’ébauche savante et calculée en vue de l’achèvement définitif, ce tour de force serait impossible au plus fougueux des peintres. C’est dans la conception de l’ensemble, dès les premiers linéamens du tableau, que s’est exercée la plus puissante des facultés de l’artiste ; c’est là qu’il a vraiment travaillé. »

Pour mener à bonne fin une œuvre d’art, il faut le concours d’un fou et d’un sage. L’un, qui vit d’impressions, voudrait faire passer dans son œuvre tout ce qu’il a vu ou cru voir dans la nature, tout ce qu’il a senti, tout ce qui a touché son cœur et l’a fait rêver. L’autre examine, discute, choisit, accepte ou refuse. C’est le fou qui propose, c’est le sage qui dispose. Mais que cette sagesse est dure à pratiquer ! Les propositions des fous sont quelquefois si séduisantes ! Les entretiens de l’artiste avec la nature ressemblent beaucoup à ceux qu’avait saint François d’Assise avec son dieu. — L’amour que je te porte, dit l’artiste, m’a blessé au cœur. Je languis et n’ai point de relâche, je me consume comme la cire au feu. Qui pourrait m’en vouloir si je ressemble à un homme qu’un songe travaille ou dont l’ivresse a troublé le cerveau ? — Toi qui m’aimes, répond la nature, apprends à dompter ton cœur sous une discipline sévère. Il n’y a pas de vertu sans ordre, et puisque tu désires tant me trouver, il faut que la vertu soit avec toi. Je veux qu’en m’aimant tu m’apportes un amour ordonné. L’arbre se juge à ses fruits, et il n’y a de beauté que dans l’ordre. — Mais toi-même, reprend l’artiste, tu as souvent un air de folie. Tu te plais dans les beaux désordres, tu nous étonnes et nous confonds par ta magnificence, par tes profusions, par tes prodigalités insensées, par tes fantaisies sans règle et sans mesure. — Il y a de l’ordre dans mon désordre, lui dit-elle, toutes les choses que tu vois, je les ai créées avec nombre et mesure, et je les ai toutes ordonnées à leur fin. Au fond de mes apparentes folies, il y a des règles secrètes et une raison souveraine qui aime à se cacher. Toi qui m’aimes, mets l’ordre dans ton amour.

L’œuvre d’art est le produit d’une imagination gouvernée par la raison. L’artiste a dompté son cœur, il s’est imposé des retranchemens, des sacrifices, et il n’a rien laissé à l’aventure : les hasards mêmes de son inspiration servent à un dessein et ressemblent à des événemens prédestinés. Dès lors, le plaisir esthétique est complet ; comme les sens, comme l’âme, l’esprit y peut participer. Découvrant dans l’œuvre qui nous plaît et nous émeut