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Dans un très curieux passage, il analyse lui-même, et fort exactement, les fautes de langue qu’il commet malgré lui. Il se fait dire par ses lecteurs : « Tu ne sais pas distinguer les noms. Souvent, au lieu du masculin, tu mets le féminin ; au lieu du féminin, le neutre ; au lieu du neutre, le masculin., Les prépositions mêmes, malgré l’autorité des illustres dictateurs de la langue, tu les emploies le plus souvent hors de propos. Tu prends l’accusatif pour l’ablatif, ou l’ablatif pour l’accusatif… » — Tout cela est vrai, et l’on pourrait ajouter : « Tu confonds les temps comme les cas. Tu brouilles toute la conjugaison latine ; lu rends par des verbes auxiliaires l’idée du futur et celle du parfait. En réalité, tu réduis la déclinaison à deux cas, un cas direct et un cas indirect, comme tout le monde le fera bientôt au pays des Gaulois et des Francs. Dès lors, peu importent l’orthographe et la grammaire latines : les finales n’ont plus de valeur, puisque tu suis l’ordre analytique et que tu exprimes par des prépositions le rapport des mots. Ton vocabulaire est envahi par les termes populaires ? Tant mieux, puisqu’ils sont jeunes et pittoresques. Rassure-toi : tout cela n’empêche pas ton livre d’être un des plus savoureux qui soit né en terre gauloise. Mieux vaut être le premier des chroniqueurs romans que le dernier des cicéroniens. Ton latin, nous le comprenons bien, et nous l’aimons : car c’est déjà du français. »

Par l’exemple de Grégoire de Tours on peut juger de la langue écrite du Vie siècle. Son Histoire des Francs est l’œuvre la plus considérable de l’époque : or, ce qu’on y trouve réellement, c’est le latin populaire, un peu gêné dans son allure par les réminiscences classiques. Sauf quelques rhéteurs attardés qui s’exercent maladroitement au pastiche, tout le monde alors en est là. Le plus grand esprit du siècle, le pape saint Grégoire, déclare hautement « qu’il se moque des solécismes, des barbarismes, des hiatus, de toutes les règles relatives à l’emploi des prépositions. »

Le latin vulgaire l’emporte décidément. En se mêlant dans des proportions diverses aux débris de la langue littéraire, il produit toutes les variétés du bas-latin. Mais c’était encore là un idiome artificiel, inintelligible au peuple. A vrai dire, on cessa de parler latin en France vers le milieu du VIe siècle, en Espagne et en Italie au VIIe siècle. Ou, si l’on veut, la langue dont on se servait alors dans chacun de ces trois pays, c’était encore du latin, mais c’était déjà du français, de l’italien, de l’espagnol. Il faut attendre encore deux ou trois siècles pour rencontrer les premiers monumens de prose romane, et plus encore pour la poésie. Mais dès l’époque mérovingienne on peut dire que les langues nouvelles commencent à se dessiner.

C’est là que nous amène fatalement une étude sur le latin