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l’on voit à l’œuvre chez les illettrés de tout pays, le principe du moindre effort dans la prononciation. Par une sorte de paresse instinctive, l’homme du peuple cherche à s’exprimer en épargnant sa peine le plus possible. Rappelez-vous la scène du Bourgeois gentilhomme ; comme l’ouverture de la bouche varie avec la nature des voyelles, il est plus fatigant de prononcer un a qu’un e, un e qu’un i. De là, dans le latin vulgaire, une tendance très marquée à affaiblir le son. De même, les paysans romains supprimaient presque toujours les aspirations, dont l’idiome savant abusait au contraire à l’imitation du grec. On pourrait signaler des phénomènes analogues dans l’emploi des consonnes. Par exemple, les gens du peuple, dans les mots syncopés, aimaient à nasaliser l’n et à vocaliser le v. Dans les articulations compliquées ils laissaient tomber une consonne ou glissaient une voyelle. Quant à l’r, ils le retranchaient très souvent dans la prononciation, comme l’ont fait chez nous par mode les mignons d’Henri III et les incroyables du Directoire.

Puis, dans le latin populaire, les mots s’usaient très vite : on devait remplacer le simple par le composé ; on abusait du comparatif et du superlatif, des diminutifs et des fréquentatifs ; on redoublait les pronoms, les adverbes, les prépositions. Tout cela entraînait une certaine emphase. En revanche, le latin vulgaire conservait beaucoup de liberté et d’initiative ; il créait sans cesse des mots composés ou dérivés, des termes abstraits souvent empruntés à la langue des métiers ou du droit. Sous des influences de toute nature, le sens de ces noms et de ces verbes se modifiait rapidement ; on le voit s’étendre ou se restreindre, passer du concret à l’abstrait, ou réciproquement. Ces phénomènes s’observent en tout pays ; mais ce qui mérite d’être noté ici, c’est le contraste avec le latin savant. La langue populaire, n’étant retenue ni par la littérature ni par la tradition du bon usage, portait infiniment plus d’activité et de mobilité dans la vie des mots.

Ce qu’il faut signaler encore, c’est le rôle considérable de l’analogie. Beaucoup de bizarreries et d’irrégularités s’expliquent simplement par des confusions naïves. Ainsi Varron nous dit que les paysans prononçaient vea (pour via), vella (pour villa), parce qu’ils rapportaient ces mots à la même racine que vehere. Ils faussaient le sens des noms, des adverbes, des pronoms, à cause de certaines ressemblances tout extérieures. Ils tendaient à simplifier les flexions, les ramenaient à un petit nombre de types invariables : ils supprimaient le neutre, les verbes déponens, plusieurs cas et plusieurs temps ; ils ne connaissaient guère que la première déclinaison et la première conjugaison. L’analogie est responsable de la plupart des barbarismes populaires qui s’étalent sur les murailles de Pompéi.