Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/473

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Politiquement, quelle convenance y avait-il à prétendre trancher la question par un hommage public délibéré dans un simple conseil local ? Où était la nécessité d’aller chercher un des plus compromis, un des plus suspects de ces hommes d’autrefois pour lui faire l’honneur d’un monument sur une place, dans le voisinage du théâtre d’une des scènes les plus lugubres de la révolution, à laquelle il ne fut pas étranger ? Danton fut, dit-on, un patriote, le fougueux et indomptable inspirateur de la défense nationale contre l’invasion étrangère. — C’était d’ailleurs, ajoute-t-on, une puissante nature, un homme d’état aux larges vues, aux Instincts généreux, sous son débraillé d’agitateur populaire, un bien autre politique que ses terribles émules, et, s’il eût vécu, il eût été un modérateur. C’est possible. À la vérité, on ne voit pas exactement ce qu’il aurait pu être, dans quelle mesure il a plus que d’autres « sauvé la France de l’invasion étrangère, » comment il a mérité, lui aussi, le titre de « libérateur du territoire national » que M. le pasteur Dide lui décerne si complaisamment dans son homélie ; mais ce qu’il y a de plus sûr, c’est que Danton était ministre de la justice, l’homme prépondérant du gouvernement, une sorte de dictateur pendant ces journées de septembre 1792, où les sicaires de la commune envahissaient les prisons et exécutaient cette horrible tuerie, — qu’il a laissé tout faire pendant cinq jours de massacre, et que la tache sanglante est restée sur sa mémoire. Ce qui (est certain, c’est que, s’il y avait des passions populaires irrésistibles, comme on le dit aujourd’hui, il avait été le premier à les déchaîner, c’est qu’il avait, plus que tout autre, contribué à organiser la Terreur, à créer le tribunal révolutionnaire, à forger toutes ces armes par lesquelles il a péri lui-même, mais qui ont frappé bien d’autres victimes plus innocentes que lui ! N’y eût-il pour lui que le malheur d’une horrible solidarité, à laquelle il aurait voulu par instant se dérober, s’il l’avait pu, ce malheur existe, il pèse sur sa mémoire !

Voilà la vérité ! quelques efforts qu’on tente pour pallier le rôle de l’orageux personnage, Danton reste ce qu’il est. Il représente la révolution, non dans ce qu’elle a eu de légitime et de durable, dans ses œuvres bienfaisantes, mais dans ce qu’elle a eu de plus violent, dans ses accès de fureur, et cette statue qu’on inaugure, ce n’est point un hommage à la vraie révolution ; c’est un acte de parti, une tentative pour donner une sanction officielle à la légende de la terreur salutaire, représentée par Danton. On n’y changera rien, c’est une image de guerre intestine placée au cœur de la ville, ressemblant à un défi pour la masse paisible et sensée, qui répudie les souvenirs sanglans. Au fond, le gouvernement l’a bien senti. M. le ministre de l’intérieur a lestement laissé à un autre ministère la responsabilité du décret, qui a autorisé le monument de Danton. Il n’est pas allé, par exemple, jusqu’à en désavouer la pensée. Peut-être se serait-il passé de tout ce bruit ; mais il n’a voulu se compromettre ni avec Danton, ni avec le