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légation, amoureux de la femme d’un de ses collègues, se brûlât la cervelle avec un pistolet emprunté à Kestner, le fiancé de Charlotte. Mais Wetzlar et la Lahn, Charlotte, Kestner et le malheureux Jérusalem, Goethe, par un charme, par un enchantement, a contraint les lieux et les visages qui l’avaient inspiré à lui dire leur dernier mot, après quoi il leur a dit à son tour : Voici le mien !

Une œuvre d’art d’où l’accident serait banni ne ressemblerait plus à la vie, nous paraîtrait morte, car tout ce qui vit porte l’empreinte du hasard. Mais celui que l’artiste prend à son service est un ouvrier intelligent, qui arrange quand il a l’air de déranger, débrouille quand il a l’air de brouiller, donne aux choses tout leur prix, réveille les puissances endormies, leur fournit des occasions et loin de fausser ou d’affaiblir les caractères, les aide à se montrer tels qu’ils sont et à nous découvrir leurs dessous. Dans les chefs-d’œuvre de la peinture, de la musique, de la poésie, il semble que rien n’a été cherché, que, parmi tous les possibles, il en est un qui s’est présenté comme de lui-même à une imagination qui ne demandait qu’à jouer ; mais on reconnaît bientôt que ce possible s’est changé en vérité nécessaire, que rien n’a été laissé à l’aventure, qu’il y a une fatalité dans les circonstances, que l’accidentel sert à révéler l’immanent.

Werther aurait pu ne jamais rencontrer Charlotte, et peut-être serait-il mort dans un âge avancé ; mais qu’aurait-il fait de ses années ? Une sensibilité maladive le rendait impropre à la vie ; un insecte venimeux, dont les blessures sont des voluptés, l’avait piqué au cœur. Charlotte nous a rendu le service de nous le faire voir tel qu’il était : il s’est révélé en se tuant. C’est par un pur accident qu’Œdipe s’est croisé dans un chemin creux avec son père qu’il ne connaissait pas ; s’il l’a assommé pour une querelle de bibus, c’est qu’il était Œdipe. Changez les circonstances, ses malheurs auraient été moins effroyables ; mais il n’aurait jamais eu que de courtes prospérités, et tôt ou tard, selon toute apparence, les emportemens de son esprit, ses préventions aveugles, son humeur précipitée et violente l’auraient perdu. Le sort a voulu que Hamlet eût un père à venger ; mais ce rêveur aussi tourmenté que généreux, timide dans le mal comme dans le bien, qui recule sans cesse devant l’action trop forte que sa conscience lui impose et qui cherche des prétextes à ses délais, des excuses à sa faiblesse, nous découvre dans ses incertitudes, dans ses défaillances, le fond de son âme. Comme Werther, comme Œdipe, il remplit sa destinée en la manquant, et les hasards de sa vie ne font qu’illustrer, pour ainsi dire, les fatalités de son caractère.

Tandis que l’accident naturel nous chagrine souvent par sa faneuse inopportunité ou par ses caprices destructeurs, le hasard