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et nous nous y trouvons chez nous. Tour à tour nous adorons la nature comme la plus enivrante des maîtresses ou nous la maudissons comme une ennemie ; car nous sentons bien que même dans ses meilleurs momens, dans ses heures d’aimable caprice, elle ne nous aime pas, que nous la prenons quelquefois de force ou par surprise, mais qu’elle ne se donne jamais, et nous ressentons toutes les douleurs d’un amour blessé et méprisé. Nous lui avions cru de l’âme ; elle n’est en vérité qu’une grande machine, produite et mue par des puissances fatales, et elle nous fait vivre ou nous détruit sans nous voir. L’œuvre d’art est le produit d’une force intelligente et sympathique, qui a pensé à nous ; l’œuvre d’art est la fille de l’amour, et c’est pour cela que la beauté y est plus qu’un accident heureux, elle en est la règle et la loi.

Personne n’ignore que quand Aphrodite vint au monde, il y eut chez les dieux un grand festin, auquel fut prié Porus, génie de l’abondance. Après le repas, s’étant enivré de nectar, il sortit de la salle, se glissa dans le jardin de Jupiter et s’y endormit. Il fut aperçu par la Pauvreté, qui était venue mendier quelques restes. Elle conçut le hardi projet d’avoir un enfant de ce dispensateur suprême des trésors et des grâces ; elle se coucha auprès de lui, et le fruit de cette union furtive fut l’Amour. Comme sa mère, il est toujours inquiet, rongé de désirs ; comme son père, il sent en lui une plénitude de vie qui le fatigue et dont il se soulage en engendrant à l’aventure des êtres qui lui ressemblent. Mais, comme il a été conçu le jour où naissait Aphrodite, il est son servant, son humble adorateur, et dans toutes ses bonnes fortunes de dieu libertin, dans toutes ses conjonctions de rencontre, si viles que soient les créatures qu’il honore de ses caprices, c’est à la reine du ciel qu’il pense, de sorte qu’elle préside à ses engendre-mens, et qu’elle en est, disait la prophétesse Diotime, le destin et la Lucine. — « Tu te trompes, Socrate, ajoutait Diotime, l’objet de l’amour n’est pas le beau, comme tu parais le croire. — Quel est-il donc ? demanda Socrate. — C’est la production et la génération dans la beauté. »

On peut dire aussi que le beau n’est pas l’objet de l’art. Les laideurs du corps et de l’âme, l’informe, le difforme, les passions terribles ou grotesques, les monstres et les sots, il n’est rien qui ne puisse figurer dans ses images. Mais à quelque sujet que le peintre ou le poète ait donné son cœur et marié son imagination, la beauté est sa Lucine. Violemment épris de son idée, n’ayant ni cesse ni repos qu’il ne l’ait montrée aux autres hommes, comme un amant qui regarde le monde à travers sa passion, il rapporte tout à cette idée qui le possède ; il ne voit qu’elle et tout lui sert à la faire valoir, et on trouvera dans son ouvrage cette unité