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Dieu, sans t’emprunter mes modèles ; mais tout en étudiant leur figure et leur corps avec une attention fervente, avec une humble tendresse, j’en rendrai l’expression plus intense par l’accord de tous les détails, par des sacrifices, par des exagérations volontaires, et je m’arrangerai pour qu’on ne les reconnaisse plus dans mes ouvrages. »

Et en parlant ainsi, le sculpteur sentait trembler son ébauchoir dans sa main. Il avait dit : « Mon Dieu ! délivrez-moi du modèle ! » et dans celui qui posait devant lui, il discernait ces indications subtiles, ces indicibles finesses de détail, ces touches presque imperceptibles par lesquelles la nature donne un accent de vie à ses œuvres, et il se demandait avec anxiété si par un labeur opiniâtre, et en suant sang et eau, il parviendrait à les reproduire, si la nature lui enseignerait le grand secret, si ses morts ressuscites n’auraient pas l’air de fantômes, si ses idées vivantes ne ressembleraient pas à des abstractions figées. Tel est le sort de l’artiste ; il adore la nature parce qu’elle est merveilleuse ; il la maudit parce qu’elle est indifférente et qu’elle fait tout sans penser à lui.

Le sculpteur doit exprimer en même temps et par des moyens très simples ce que les êtres ont de plus général et ce qu’ils ont de plus personnel. C’est un problème dur à résoudre, et il ne gagne sa bataille qu’au prix d’héroïques efforts. Mais il a le droit de se dire, pour se consoler de ses peines, que son art honore l’humanité. Les individus sont pour la nature un jouet dont elle s’amuse quelques heures et qu’elle met au rebut. La sculpture lui arrache ce jouet des mains, et après l’avoir transformé par son travail, elle la met au défi de le briser. Elle substitue à la chair périssable une matière compacte, résistante, fière et précieuse, capable de durer autant qu’une espèce ou qu’une idée. Elle glorifie l’homme en lui donnant un corps glorieux. Elle le glorifie encore en hissant son image sur un piédestal qui l’éloigné de la terre et du haut duquel il regarde les siècles couler à ses pieds. Elle le glorifie surtout en lui créant des divinités en qui il se reconnaît. Les dieux d’Homère étaient domiciliés sur l’Olympe ; ils s’abreuvaient de nectar, ils se nourrissaient d’ambroisie, et le liquide pâle qui courait dans leurs veines était plus subtil que notre sang. Un dieu sculpté a le même corps qu’un homme de marbre, et quelque imposant qu’il nous paraisse, son âme ne diffère de la nôtre que par l’étendue de ses désirs et de ses pensées. L’Apollon Sauroctone est un olympien qui est venu habiter sur la terre et se donne le plaisir d’étonner nos yeux par son éternelle jeunesse. La Vénus de Milo est une souveraine du ciel, qui, étant supérieure aux sentimens qu’elle inspire, n’a pas besoin d’un corps de chair pour être femme, mais qui est trop femme pour ne pas vouloir régner sur des hommes. L’Hercule