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Je partis pour exécuter cet ordre désagréable.

Craignant la vengeance des Français, tous les habitans, qui sentaient leur cas pendable, avaient pris la fuite et s’étaient réfugiés dans un bois. Je pris mes mesures pour que ce bois fût, pendant la nuit, complètement cerné et pour que tous les hommes qu’on y trouverait fussent tués à coups de baïonnette. Cette scène d’horreur eut lieu un peu avant le jour ; mais les cris des hommes que l’on tuait, ceux des femmes et des enfans qui les voyaient arracher de leurs bras, ces cris perçans répercutés, au milieu du calme de la nuit, par les échos de la forêt, jetaient dans l’âme une horreur que je ne puis décrire[1]. J’avais défendu, sous peine de mort, qu’aucun soldat touchât aux femmes, à l’argent ou aux bijoux, et ma défense fut rigoureusement observée.

Cette vilaine expédition terminée, nous rentrâmes dans nos cantonnemens.

Quelque temps après, le roi Joseph, apprenant le massacre de toute la population mâle d’un village, gronda le général qui avait fait périr ses fidèles sujets. Le général de division dit au général de brigade qu’il avait outrepassé ses ordres en agissant si sévèrement contre les habitans de ce village. Le général L… voulut en rejeter la faute sur moi, en disant qu’il m’avait ordonné de me saisir des coupables et non de les tuer. J’avais été appelé chez le général de division avec le général L… On allait m’accuser d’avoir outrepassé mes instructions quand je tirai mon ordre de ma poche et en fis la lecture. Le général L… prétendit alors que faire main basse voulait dire arrêter les paysans, mais non pas les tuer. Je répondis que, quand il s’agit de meubles, faire main basse peut vouloir dire les prendre, mais, qu’à la guerre, faire main basse sur les gens veut dire les tuer, et que, d’ailleurs, la phrase suivante : « N’épargnez que les femmes et les enfans, » complétait et expliquait le sens de la première.

Le général de division fut de cet avis, et tout fut terminé. Tout le monde reconnut que je n’avais fait qu’exécuter un ordre rigoureux, et l’on me plaignit de l’avoir reçu.

Si le général L… avait eu, de bonne loi, l’intention de faire seulement arrêter les coupables, il faudrait attribuer à son ignorance de la valeur des mots la mort d’hommes innocens ; car, parmi les victimes, se trouvaient certainement les coupables de l’assassinat de nos soldats, mais très probablement aussi des innocens[2].

  1. Que l’on rapproche cet épisode de ceux qui précèdent, du puits du couvent de la Cisla, du massacre des ambulances et des blessés sur le champ de bataille d’Almonacid, et l’on aura un sommaire de la guerre d’Espagne.
  2. Nous avons beaucoup pratiqué en Algérie, depuis la conquête, le principe de la responsabilité collective. Chaque tribu est responsable des crimes commis sur son territoire et doit faire la police chez elle. Si ce principe n’est pas absolument équitable, il est indispensable, en présence de populations fanatiques, et il n’y a pas d’autre moyen d’obtenir la sécurité des voies de communications. (P. V. R.)