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replier sur le quadrilatère, y concentrer son armée et y attendre des renforts. M. de Hübner n’avait pu partira temps ; il fut pris dans la souricière. On le retint comme otage ; sa captivité devait durer plus de trois mois.

Il avait eu tout d’abord une mission assez agréable à remplir. En face de sa maison, demeurait un haut fonctionnaire autrichien, qui, ayant couru en toute hâte chercher un refuge chez des amis, le conjura de tenir compagnie à sa femme jusqu’à des temps meilleurs : « Nous avons un peu ri, elle et moi. C’est vraiment une très jolie femme, une vraie Viennoise. Le piquant de l’affaire est que je la connais à peine, je ne l’ai vue qu’une fois, et les circonstances nous obligent à faire ménage ensemble. Cela ne fait-il pas penser à un vaudeville français ou mieux encore au Décaméron ? » Ils passèrent une nuit dans la même chambre, étendus sur deux matelas, dormant, nous assure-t-il, du sommeil du juste, et se disant l’un à l’autre, à leur réveil : « Honni soit qui mal y pense ! » Le lendemain, il restituait cette aimable Viennoise à son mari, et il trouvait lui-même un asile auprès d’un vieux couple, qu’il baptisa du nom de Philémon et Baucis. Philémon était Trentin et avait pris parti pour les insurgés ; Baucis était une Milanaise aux petits yeux ardens, aux cheveux blancs comme neige, et elle disait : « Je me crois une aussi bonne Italienne que tous ces braillards, schiammazoni, mais je suis pour l’Autriche. »

On confia à Baucis et à Philémon le soin de garder l’otage. Il ne pouvait avoir des geôliers plus doux, et il profitait de leur indulgence pour s’échapper quelquefois et voir ce qui se passait dans Milan. La grande rue avait été barricadée avec des meubles, des chaises d’églises, des charrettes, d’élégans coupés de marquises et de duchesses. Grâce aux couloirs qu’on y avait ménagés, on pouvait circuler, et une foule bigarrée s’y pressait. Les abbés abondaient, la cocarde au chapeau, l’épée au poing. D’innombrables signori paradaient coiffés de grands sombreros à plumes, vêtus d’un pourpoint espagnol ou se drapant dans leurs capes ; c’était une Espagne d’opéra. Par une combinaison dont il a seul le secret, l’Italien joint le goût du théâtral à l’exquise perfection du naturel. Les joies, les émotions de ce peuple émancipé de la veille étaient sincères ; les gestes étaient violens, le langage était excessif : l’Italien ne craint pas d’exagérer, mais il a l’esprit trop fin pour être dupe de ses hyperboles et des airs qu’il se chante à lui-même dans ses heures d’ivresse.

M. de Hübner assista à l’arrivée de la princesse Belgiojoso, qui amenait quatre-vingts jeunes Napolitains et marchait à leur tête, un drapeau tricolore à la main. On s’entassait sur les balcons pour la voir passer ; on agitait des mouchoirs, on applaudissait, on criait, on poussait de bruyans vivats. Pendant quarante-huit heures, les jeunes