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dérèglement. Nous demandons à l’art de nous faire vivre d’une vie imaginaire où tout soit réglé, et qui pourtant ait tout le mouvement de la vie d’ici-bas. Nous voulons pouvoir dire : C’est la vraie vie. Nous exigeons qu’on nous transporte dans un monde fictif et que tout nous y rappelle le pays de la vérité. En un mot, l’art, étant destiné à satisfaire un double besoin de notre imagination, est en soi une transaction entre deux principes opposés, qu’il fait concourir à la même fin. Comme la terre, il a ses deux pôles, et suivant que l’artiste regarde l’un plus que l’autre, cela fait deux classes ou deux écoles d’architectes, de sculpteurs, de peintres, de musiciens et de poètes.

Tout art, avons-nous dit, est une protestation contre la nature qu’il imite ; mais selon les cas et les tempéramens, on imite ou on proteste davantage. Tous les artistes simplifient, mais les uns plus, les autres moins ; tous exagèrent, mais les uns ont des scrupules que les autres n’ont pas ; tous cherchent à concilier l’harmonie avec le caractère, mais les uns sont plus préoccupés du caractère, et les autres attachent plus de prix à l’harmonie ; tous se mettent dans ce qu’ils font, mais ceux-ci avec plus d’abandon, ceux-là avec plus de réserve. Ces deux tendances sont également légitimes, et les questions que l’art est appelé à résoudre ne sont pas des problèmes de géométrie ou d’algèbre dont il n’y ait qu’une solution possible : en matière d’esthétique, notre imagination se contente du probable.

Mais quand l’une de ces tendances est outrée, excessive, quand l’artiste se livre trop complaisamment à son penchant naturel, sans lui donner aucun contrepoids, quand son amour principal devient un amour exclusif, l’art n’est plus de l’art. Diderot disait de l’Enfant gâté de Greuze : « Le sujet de ce tableau n’est pas clair. Il pétille de petites lumières qui papillotent de tous côtés et qui blessent les yeux. Il y a trop d’accessoires, trop d’ouvrage. La composition en est alourdie, confuse. La mère, l’enfant, le chien et quelques ustensiles auraient produit plus d’effet. Il y aurait eu du repos qui n’y est pas. » En revanche, Diderot portait aux nues une tête de fille peinte par ce même Greuze, et qui, embusquée au coin de la rue, le nez en l’air, lisait l’affiche en attendant le chaland : « On la croirait modelée, tant les plans en sont bien annoncés. Elle tue cinquante tableaux autour d’elle. Voilà une petite catin bien méchante. Voyez comme M. l’introducteur des ambassadeurs, qui est à côté d’elle, en est devenu blême, froid, aplati et blafard ! le coup qu’elle porte de loin à Roslin et à toute sa triste famille ! Je n’ai jamais vu un pareil dégât. » S’il y a des compositions où le détail surabonde, où le repos manque, il en est aussi qui sont par trop reposées et où semble régner la paix des cimetières, et