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pas. Comment les femmes auraient-elles résisté à l’envie de faire des excursions hors d’elles-mêmes, et reines, amoureuses, ingénues, paysannes, de vivre quelques instans d’une vie factice, en s’enivrant de la sensation si pénétrante de l’admiration collective ? Le véritable esprit, cette perle sociale, n’est ni incompatible avec le talent scénique, ni nécessaire à le former. Quelle revanche pour un personnage ordinaire dans la vie privée de se révéler passionné, incisif, éloquent sur les planches, tandis qu’un prince de Ligne, une Mme de Staal, y paraîtront gauches, insuffisans ! Et, en vérité, nombre de gens du monde jouent fort bien[1], si bien qu’au XVIIIe siècle les théâtres particuliers font une véritable concurrence aux vrais théâtres qui finirent par s’en émouvoir : à défaut des avantages que retire d’un long exercice l’acteur de profession, ils ont le maintien, le ton, la noblesse des manières qu’apportent l’usage de la bonne compagnie et l’éducation ; toujours ils ont vécu dans un pays que les autres ont tardivement abordé ou n’aperçoivent que de bas en haut.

Et puis quelle merveilleuse ressource pour une maîtresse de maison ! La conversation languit parfois dans les longues soirées d’automne, et, même entre beaux esprits, entre intimes, il est malaisé de planer toujours dans la région des pures idées, de ne pas verser dans la critique et son pseudonyme, la médisance. Amuser l’innombrable tribu des ennuyeux, les muets, les timides, les importans, les parens indispensables qui, troublant la solitude, n’apportent point la compagnie et qu’il faut cependant avoir, varier les plaisirs de ses hôtes, frapper de temps en temps un grand coup qui réveille la curiosité, satisfaire en un mot tout le monde… et ses causeurs, n’est-ce pas le rêve de toute directrice d’un salon ? Et la comédie d’amateurs lui offre une mine inépuisable : des répétitions pendant cinq ou six semaines, mille brigues pour obtenir une invitation ou un rôle, les élus affairés répétant à tous les échos d’alentour leurs tirades et consultant mystérieusement les gens du métier, le choix d’une toilette traité comme une affaire d’État. N’est-ce pas de quoi justifier l’éclosion d’un tel goût, son succès, sa durée si persistante ? Sans compter qu’on pouvait éluder ainsi les prohibitions canoniques, donner des représentations même en temps défendu par l’Église.

Les collèges des jésuites, les couvens de l’aristocratie et de la bourgeoisie avaient commencé cette éducation théâtrale ; on avait

  1. On admirait dans Hue de Miroménil, garde des sceaux, le Scapin le plus comique des troupes d’amateurs et des soirées de Maurepas ; facultés si notoires qu’elles donnèrent lieu à une violente facétie intitulée : Très humbles remontrances de Guillaume Nicodème Volange, dit Jeannot, acteur des Variétés-Amusantes, à Mgr de Miroménil, garde des sceaux de France.