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III

À ce moment même, le théâtre de Mme de Pompadour, inauguré en 1747 avec tant d’éclat, touchait au terme de sa carrière[1]. Celle-ci ne naît point sur les marches du trône, elle s’appelle Antoinette Poisson, elle est bourgeoise, robine, fille d’une mère assez galante, d’un père qui a encouru condamnation à mort pour avoir malversé dans les vivres, mais elle a reçu de la nature, de l’éducation les armes propres à conquérir un trône viager, à faire déroger l’adultère royal et ravir à la noblesse une de ses prérogatives : talens naturels et acquis, beauté, grâce, ambition. Le fermier général Le Normand de Tournehem, qui a des raisons de se croire peu ou prou son père, l’a magnifiquement élevée ; Guibaudet lui a enseigné la danse ; Jéliotte le chant, le clavecin ; Crébillon, Lanoue la déclamation ; elle conte à ravir, grave, aime l’art, monte à cheval en perfection, elle a le génie de la toilette. Jeune fille, stylée par sa digne mère, elle caresse déjà l’espérance d’une fortune quasi-royale, et, dans son esprit, comme dans l’âme de Macbeth, resplendit sans cesse la vision éblouissante, la prophétie de la bohémienne à laquelle elle fera plus tard une pension de 600 livres pour avoir prédit sa destinée. Jeune femme, elle marche droit à son but, avec l’énergie froide, la stratégie insinuante d’un vieux diplomate, avec tout l’arsenal de la coquetterie, mais jusque dans ses manœuvres les plus hardies, montrant le coup d’œil rapide, cet art d’éviter les périls, de collaborer avec le hasard, et ce respect des petites cartes qui font les grands capitaines, les heureux joueurs de la politique. D’instinct elle a deviné l’importance de l’opinion publique, cette force nouvelle qui surgit comme un pouvoir rival de la royauté, et senti qu’elle est dès lors entre les mains des écrivains ; aussi les protégera-t-elle toute sa vie ; en attendant, elle fait la cour à ceux qui peuvent lui ménager le suffrage des salons, et, par ceux-ci, l’aider à gravir les échelons qui la séparent du sommet. Et, fascinés par son esprit et ses grâces, littérateurs, artistes, gens du monde, grands seigneurs, font cortège à l’ambitieuse, la prônent à l’envi, répandent autour d’elle ce nuage d’encens qui excite la curiosité grandissante. Que ne peut la volonté, cette faculté suprême, cet aimant du succès, munie de

  1. Edmond et Jules de Goncourt, Madame de Pompadour. — Adolphe Jullien, Histoire du théâtre de Mme de Pompadour. — Émile Campardon, Madame de Pompadour et la cour de Louis XV. — Laujon, Essai sur les spectacles des petits cabinets. — Mémoires de Mme du Hausset, du duc de Luynes, de d’Argenson, d’Hénault. — Journal de Collé. — Recueil des comédies et ballets des petits appartemens. — Recueil de Maurepas. — De Carné, Études sur le gouvernement de Mme de Pompadour. — Lucien Perey, le Duc de Nivernois, 2 vol. in-8o ; Calmann Lévy.