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la gelée le glaçait jusqu’aux os : — « Je faillis mourir de froid, dit-il. Au milieu d’êtres sauvages, je me sentis devenir ignorant, grossier, le dernier des hommes. Je menais une vie dans la mort. » — Pourtant, c’est au fond de cet abîme qu’il devait découvrir son âme meilleure. Comme une fleur céleste, cette âme spirituelle, inconnue de lui-même, vint éclore sur le néant de sa vie écrasée par le destin. Sous la pression de la souffrance, il se mit à réfléchir à l’inanité de son existence passée. Sa vie heureuse s’était engloutie derrière les vagues du grand Océan sauvage : avec les dieux de Rome et de la Grèce. Famille, patrie, liberté, il avait tout perdu. Il ne lui restait plus un ami, plus une âme sur la terre. Sa pensée se tourna vers Dieu, et il se mit à prier longuement. Une grande paix descendit peu à peu dans son cœur.

Une nuit, pendant son sommeil, il entendit une musique ravissante et lointaine. C’étaient des sons mélodieux, de longs soupirs de cordes vibrantes d’une douceur éolienne et suave. Une lueur fugace raya la voûte de la forêt, la caverne s’éclaira doucement, et un jeune homme, dont le corps avait la blancheur de la neige rosie par le soleil levant, se pencha sur la couche de Patrice avec la tendresse d’un frère : — « Qui cela peut-il être ? pensa l’abandonné. — On m’appelle l’Ange-Victoire, dit le visiteur nocturne. Je suis ton ami et je porte la consolation avec moi. » — Patrice s’aperçut alors que l’ange portait une harpe dans sa main. Après avoir enveloppé le pauvre pâtre d’un chaud regard, l’ange disparut dans la noire chênaie, laissant derrière lui un frémissement de feuilles et quelques sons d’une pureté céleste comme une traînée mélodieuse dans les airs.

Patrice se demanda en vain ce que voulait dire ce songe ; mais, depuis ce jour, il cessa de se sentir seul. Un miracle moral s’accomplit en lui : au milieu de sa solitude, il trouva la joie : — « En faisant paître mon troupeau sur la montagne, je priais longtemps avant le jour. Que la neige couvrît la terre, que la pluie tombât, que la gelée glaçât mes membres, je ne ressentais aucun mal, aucune torpeur. L’esprit m’échauffait. J’entendais des esprits chanter au dedans de moi[1]. » Souvent la mystérieuse apparition revint hanter son sommeil. Elle lui donnait des conseils soit par des voix, soit par des images symboliques. Un jour, la voix lui dit : — « Jusqu’à présent, tu n’as pleuré que sur toi-même ; quand tu pleureras sur les autres, tu verras le soleil de la vie éternelle. » — A quelque temps de là, il vit de pauvres bûcherons esclaves auxquels leurs

  1. Bollandus, Confessio S. Patricii (Acta sanctorum, XVII). M. de La Villemarqué rapporte les faits essentiels de la vie de saint Patrice d’après les Bollandistes et Colgan, dans sa Légende celtique.