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malédictions. Leurs faces étaient convulsées, leurs yeux dilatés par d’immenses colères et de terribles visions. De leurs bouches frémissantes s’échappaient, en rythmes sauvages, un flux de vers précipités comme des coups d’épée assénés dans une bataille sans fin, ou comme les vagues infatigables qui assaillent le rivage. Finalement je compris le sens de leurs imprécations. Ils vociféraient : « Malheur aux ingrats, malheur à ceux qui ne savent pas se souvenir ! La troupe brillante qui a défilé devant toi tout à l’heure est notre œuvre. Ces hauts chevaliers, ces belles amoureuses sont nés de nos larmes, de notre sang, de nos combats, de nos luttes séculaires contre l’étranger, Saxon ou Franc. Ces hommes et ces femmes sont de notre race ; ils ont vécu parmi nous et nous les avons chantés jadis. Nous les avons conçus et enfantés, ces fils de nos joies, ces filles de nos douleurs. Mais parce que nous avons été vaincus, vous nous les avez pris pour les travestir et vous nous avez couverts d’oubli. Que nous importe ? L’homme avec toutes ses créations n’est qu’ombre vaine ; l’esprit qui l’anime seul est vivant et revêt des formes nouvelles selon son verbe et sa vertu. Les bardes oubliés ne sont pas à plaindre. Mais à cause de votre injustice et de votre ingratitude, nous ne vous avons rien légué de notre science et de nos mystères. Vous vivez dans l’oubli de la vérité ; vous ignorez les forces cachées de la nature, vous ne savez rien des trois cercles de l’existence où l’âme transmigre. Vous ne savez même pas ce que vous auriez pu faire de notre harpe. — Nous l’avons brisée ! Toi qui cherches le secret de notre frère Myrdhin, tu n’en sauras rien, — et cependant, il est connu de la divinité de cette fontaine. »

J’écoutais avidement ; les ombres s’effacèrent ; les voix se perdirent dans un chuchotement de feuilles mortes. Je frissonnai ; un vent rida le bassin et je me retournai. Tout était noir à la surface de l’eau et dans le bosquet d’aulnes. Alors, au jour blafard qui trouait les feuillages, j’aperçus de l’autre côté de la source une chose que je n’avais pas vue. Une statue de femme se dressait sur un piédestal, dans l’épaisseur du bois. Un reflet d’eau ou de ciel ébauchait vaguement ses larges flancs, son buste svelte et sa tête inclinée. La nudité du corps émergeait à demi de la nuit sylvestre, mais le visage gardait le masque troublant du crépuscule. N’était-ce pas la fée celtique, l’antique druidesse, la femme initiée par l’instinct aux secrets de la nature, celle qui, domptée et dirigée, peut devenir la voyante salutaire, mais qui, maîtresse aveugle et toute-puissante, devient la magicienne fatale, évoquant les forces d’en bas, enlace l’homme de ses mirages, le terrasse et le noie ? N’était-ce pas la vraie Viviane, d’un charme autrement redoutable que la petite fille coquette et rusée des