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main terrible, qui pesait comme une montagne sur l’épaule de Merlin et lui prenait le souffle, se leva. Il sentit une chaîne s’enrouler à son cou et quelque chose de métallique tomber sur sa poitrine. La forme du Démon s’était évanouie avec le poids du cauchemar. La terre tremblait, et de ses entrailles montèrent ces mots, scandés par un tonnerre sourd : « Tu m’appartiens, mon fils, tu m’appartiens ! »

Alors un sommeil plus profond lui versa une félicité inconnue. Il lui sembla que les ondes du Léthé fluaient à travers son corps et en effaçaient tout souvenir terrestre. Puis, il eut l’impression d’une lumière très éthérée et très douce, comme la vibration d’une étoile lointaine, enfin le sentiment d’une présence surnaturelle et délicieuse, qui ouvrait la source secrète de son cœur et dessillait les yeux de son âme. Assise sur la pointe du rocher, enveloppée de ses longues ailes, une forme humaine d’une beauté angélique et ravissante se penchait vers lui. Elle tenait une harpe d’argent sous son aile de lumière. Son regard était un verbe, son souffle une musique. Regard et verbe disaient à la fois : « Je suis celle que tu cherches, ta sœur céleste, ta moitié. Jadis, t’en souviens-tu ? nous fûmes unis dans un monde divin. Tu m’appelais alors ta Radiance[1]. Quand nous habitions l’Atlantide, les fruits d’or de la sagesse tombaient dans ton sein et nous conversions avec les génies animateurs des mondes[2]. Tu fus séparé de moi pour subir ton épreuve et conquérir ta couronne de maître. Depuis je te pleure, je languis et m’attriste dans les félicités du ciel. — Si tu m’aimes, murmura Merlin, descends sur la terre ! — Femme de la terre, je perdrais ma mémoire céleste et mon pouvoir divin. Je tomberais sous l’empire des élémens, sous le sceptre de fer du destin implacable. Mais, sœur immortelle, j’éclaire la partie immortelle de ton âme. Si tu veux m’écouter, je serai ton guide, ta muse et ton génie[3] ! — Entendrai-je ta voix au torrent de la

  1. Merlin eut près de lui une source de consolation plus puissante que l’amitié de Taliésinn. Était-ce un être réel, une femme, une sœur du barde, comme l’a prétendu le vulgaire, ou un être idéal ? Elle lui donne les noms les plus tendres, elle l’appelle son sage Devin, son Bien-aimé, son Jumeau de gloire, le Barde dont les chants donnent la renommée, la clé avec laquelle la victoire ouvre les portes de toutes les citadelles. — Myrdhin, ou Merlin l’Enchanteur, son histoire, ses œuvres, son influence, par M. de La Villemarqué, p. 63.
  2. Dans un passage cité par le Myvyrian, Merlin chante le pommier sacré, qui, dans la symbolique des bardes, figurait l’arbre de la science. (Myvyr. Arch., t. Ier, p. 151.)
  3. « Trois choses seront rendues à l’homme dans le cercle de Gwynfyd (du bonheur), le génie primitif, l’amour primitif et la mémoire primitive ; car sans cela il ne saurait y avoir de félicité. » (32e triade du Mystère des bardes, publié par Adolphe Pictet.)