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Viviane pria Merlin de lui chanter les merveilles des trois mondes. Tandis que s’élevait le chant rythmé du barde, la fée écoutait attentive. Ses gestes, ses regards, ses attitudes incarnaient les pensées du chanteur, exprimaient ses extases. Il contemplait en elle ses rêves vivans. Parvenu au comble de l’enthousiasme, il s’arrêta et la vit à genoux devant lui dans une pose d’adoration. Elle se releva, et lui mit une main sur l’épaule. Merlin ne vit pas que sa harpe avait glissé dans l’autre main de Viviane. Il ne voyait plus quelle. Un instant après, il se trouva assis dans la tour, sur un lit de jonquilles. Toujours plus enjouée, plus caressante, Viviane s’était assise sur les genoux du barde, et, des deux bras, enlaçait sa conquête. — Je t’aime ! dit Merlin enivré. — M’aimeras-tu assez pour me confier un grand secret ? — Tous ceux que tu voudras. — Il existe un charme, une formule magique par laquelle on peut endormir un homme et créer autour de lui un mur invisible pour les autres, mais infranchissable pour lui et le séparer à jamais des vivans. Me diras-tu ce charme ? » Merlin sourit finement. Il avait pénétré l’arrière-pensée d’amoureuse traîtrise dans le désir de Viviane. Mais, sans hésiter, il glissa la formule magique dans la jolie oreille de la fée. Puis il ajouta : — Ne t’y trompe pas, ma Viviane. Ce charme puissant agit sur tous les hommes, excepté sur moi. — Eh ! dit Viviane, peux-tu croire que j’oserais m’en servir jamais ? — Tu l’essaierais en vain contre moi, dit gravement Merlin. J’en suis préservé par cet anneau. Ce puissant talisman me vient de mon génie inspirateur… de Radiance, de ma céleste fiancée ! C’est l’anneau d’une foi plus forte que toutes les magies. »

Une fauve lueur sillonna les yeux de Viviane, un nuage assombrit son front. Elle baissa la tête et devint pensive. — Qu’as-tu ? dit Merlin. — Oh ! rien, mon ami, dit la fée. — Cependant, elle semblait plongée dans un monde de pensées qui se perdait dans un abîme insondable. Mais, reprenant tout à coup son enjouement, elle renversa sa tête charmante sur l’épaule de l’enchanteur, avec une langueur triste cent fois plus dangereuse que son sourire. Merlin sentait son corps plier entre ses bras. Il parcourait de ses doigts de musicien la chevelure souple, soyeuse, électrique de la fée comme les cordes d’un instrument nouveau. Il en tordit une natte autour de sa main, et s’écria saisi d’un frisson inconnu : — O Viviane ! tu es ma harpe vivante ! Je n’en veux plus d’autre ! — Et Viviane vibrait sous son étreinte ; la forêt enchantée frémissait sur leurs têtes ; l’univers s’emplissait d’un océan de musique grandissante, pendant que dans leurs yeux s’ouvrait un ciel intense et sans fond. Elle balbutia : — Le baiser de nos fiançailles !… Et les yeux dans les