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bord de la mer, près de la grotte d’Ossian, au pays de Galles, regardait les vagues innombrables venir à lui, innombrables comme ses souvenirs, et se briser sur la plage retentissante. Ses mains étaient croisées sur ses genoux et son âme fatiguée se roulait sur elle-même. Tout à coup, il dit : « Je vois, je vois Merlin, le prophète des Bretons, endormi par une femme. Il s’enfonce, il s’enfonce avec elle dans l’abîme terrestre. Voilée d’un nuage livide, sa harpe sanglante descend avec lui. Dans le ciel, je vois planer un ange en pleurs. Il dit : « O malheureux Merlin ! dans quel abîme irai-je te chercher ? » Et Taliésinn continua comme en rêve : « Hélas ! où est maintenant la harpe du prophète ? J’ai vu tomber les rameaux et les fleurs. La sagesse s’en va ; le temps des bardes va finir. »

Il est fini depuis longtemps ; mais toujours elles regrettent Merlin, les chansons, les légendes. Il dort, disent-elles, dans la forêt de Brocéliande, envoûté sous une haie impénétrable, la tête couchée sur les genoux de Viviane, l’Enchanteur enchanté — et personne n’a réveillé l’Orphée celtique de son sommeil éternel.


V. — LA LÉGENDE DE TALIÉSINN, SYNTHÈSE ET MISSION DU GÉNIE CELTIQUE.

La légende de Merlin l’enchanteur ressemble à un miroir magique où le génie celtique aurait évoqué l’image de son âme et de sa destinée.

Arthur, le héros poussé par le barde inspiré, incarne la longue, l’héroïque lutte des Celtes contre l’étranger. Cette race, dit Michelet, résista deux cents ans par les armes et mille ans par l’espérance. Vaincue, elle impose son idéal à ses vainqueurs. Arthur devint pour tout le moyen âge le type du parfait chevalier. Revanche à laquelle les Bretons n’avaient pas pensé, mais non moins glorieuse et féconde. — Quant à Merlin, il personnifie le génie poétique et prophétique de la race ; et s’il est resté incompris du moyen âge aussi bien que des temps modernes, c’est d’abord parce que la portée du prophète dépasse de beaucoup celle du héros, c’est ensuite parce que la légende de Merlin et le bardisme tout entier confinent à un ordre de faits psychiques où l’esprit moderne ne commence à pénétrer qu’aujourd’hui. Sous la résistance obstinée, fanatique, farouche, des chefs kymriques et gallois du VIe siècle, comme Owenn et Urien, et de leurs bardes, comme Aneurinn, Taliésinn et Lywarch-le-Vieux, il y avait plus que le sentiment national et qu’une haine de race. Il y avait, avec les défauts des Celtes, leur manque de sens politique et pratique, le sentiment d’une certaine supériorité morale et intellectuelle. Oui, sous