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entrer quand même. On m’étendit à terre, il faisait nuit ; la tente était mal éclairée, un chirurgien maladroit marcha sur mon pied blessé, ce qui produisit une hémorragie. Un de mes soldats m’avait prêté son sac pour le mettre sous ma tête, des Espagnols me le volèrent. Un instant après, l’un d’eux revint, palpant mes épaulettes et me dit à l’oreille : Sun-ce di plata ? (Sont-elles en argent ? ) Pour toute réponse, j’allongeai un grand coup de poing sur la figure du voleur, et il ne demanda rien de plus.

Les chirurgiens espagnols voulaient me faire transporter dans l’île de Léon, sur une calèche (sorte de cabriolet non suspendu). Je m’y refusai : d’abord parce que je ne croyais pas pouvoir supporter ce genre de voitures, ensuite parce que le colonel Busch m’avait affirmé qu’il m’enverrait chercher. On me laissa donc étendu par terre, au dehors de la tente où l’on m’avait déposé d’abord. J’attendis. Enfin, vers dix heures du soir, un détachement de grenadiers du 20e régiment anglais, commandé par un adjudant, vint me prendre. L’on me plaça sur un brancard, que ces soldats avaient apporté, et je fus transporté dans l’île de Léon. Les maisons étaient illuminées, soit en signe de victoire, soit pour faciliter le passage des blessés.

Plusieurs dames s’approchèrent de mon brancard et m’offrirent du vin de Malaga. Comme j’étais porté par des soldats anglais, elles m’avaient pris pour un officier de cette nation, mais quand je les remerciai, l’une d’elles s’écria : — Ah ! c’est un Français ! .. Si je l’eusse su !

— Eh bien ? dit une autre, que fait cela ? il est blessé et malheureux !

— Grand bien lui fasse, répondit-on.

J’arrivai, vers onze heures du soir, à la porte du colonel anglais Busch. On me déposa dans la cour, où j’attendis longtemps. Enfin, un Espagnol vint me dire que le colonel en était bien tâché, mais que l’on ne pouvait pas me loger chez lui. Je sus, le lendemain, que le propriétaire, qui était Espagnol, s’y était opposé. Les soldats étaient embarrassés. On rechargea mon brancard, on prit la rue et l’on me portait, je crois, à l’hôpital, quand nous lûmes arrêtés, dans la rue, par un jeune Anglais, vêtu en bourgeois. Il fit arrêter les soldats et leur demanda ce qui était arrivé. Ils le lui expliquèrent.

Ce jeune homme m’offrit aussitôt un lit chez lui.

Je le remerciai, lui représentant combien je lui serais à charge. Il insista, m’en pria avec tant d’instances que j’acceptai.

Ce généreux ennemi voulut me donner son lit et prit, pour lui, celui de son valet de chambre, qu’il mit à ma disposition pour