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au dépôt du régiment, qui était à Venloo. Il ajouta que M. le commissaire-ordonnateur Marchand me ferait payer une somme de 1,500 francs qui m’était due pour frais de table depuis un an. M. Marchand chercha en vain cette ordonnance, qu’il avait, disait-il, signée le matin. Il ne put la retrouver et me dit :

—Vous serez rappelé à votre corps.

Je n’ai jamais pu me faire payer cette somme, et les 1,500 francs ont été perdus pour moi.

Le 11 mars 1812, je quittai le camp de Sainte-Marie, près Cadix, pour retourner en France. Le voyage devait être long et difficile. Toute l’Espagne était insurgée ; il fallait partout de fortes escortes, composées de régimens entiers, avec du canon. Elles durent plusieurs fois combattre sous nos yeux.

Nous arrivions à Madrid le 15 juin ; nous devions y séjourner les 16 et 17. Cette capitale, qui avait beaucoup souffert de la guerre, des discordes civiles et des révolutions politiques, était alors désolée par la famine. Les guérillas la bloquaient ; beaucoup de maisons étaient en ruines. Certains quartiers n’avaient plus d’habitans ; on voyait des cadavres dans toutes les rues.

Je fus logé dans une fort belle maison ; je descendis de cheval à la porte, et, sans y entrer, je me rendis tout d’abord chez le colonel Maurin, mon compatriote et mon ami, qui commandait un régiment de la garde du roi Joseph. Il me retint à dîner. Après le repas, je revins à mon logement et trouvai mon domestique sur la porte. Je lui demandai si les chevaux étaient bien installés. Il me répondit, avec une sorte d’humeur :

— Ils sont bien, mais on n’a pas voulu me donner de la luzerne.

— Ah ! Où sont les domestiques ?

— Il n’y en a pas. Il n’y a ici que la maîtresse de la maison, qui est dans sa chambre.

— Tu vas m’y conduire, je veux lui parler !

J’étais presque en colère. L’appartement était riche ; on me conduisit à une chambre assez belle, qu’éclairait à peine une sorte de veilleuse.

— Pourquoi, madame, refuse-t-on à mon domestique de la luzerne pour mes chevaux ?

Pour toute réponse, cette dame m’indiqua de la main un berceau, qui était près d’elle, et qui contenait un enfant mourant.

Je regardai cette femme ; elle était d’une maigreur effrayante et d’une pâleur livide. Elle lut dans mes yeux ma surprise et me dit :

— Il y a trois jours que je n’ai rien mangé. Je n’ai plus de lait. Mon fils et moi nous allons mourir.