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chose qui fait que les hommes se promettent les choses possibles et avec plus de mesure, et que, par ignorance, tu ne veuilles des choses telles, qu’étant impossible de les obtenir, tu aies avec désespoir à te donner à la mélancolie. » La vraie science donne tout à la fois et la puissance et la mesure dans les désirs. Que faut-il entendre par le mot expérience ? Ce terme ne désigne pas seulement, pour le Vinci, l’expérimentation, mais l’ensemble des procédés qui constituent la méthode inductive. Il est plus encore un savant et un inventeur qu’un philosophe et un logicien. Il ne passe pas son temps à exposer par le détail la meilleure manière de chercher la vérité. Il en parle incidemment. Il ne fait pas, comme Bacon, une logique éloquente, illustrée d’exemples. C’est dans ses manuscrits, en le regardant agir, qu’il faut constater ses procédés.

Le problème scientifique est double : connaître les faits, découvrir leurs rapports. Un rapport n’existe pas sans ses termes ; la recherche de la loi implique l’observation des faits. Observer, c’est se mettre en présence d’un phénomène, en analyser par l’attention les circonstances multiples. Nos raisonnemens trouvent dans les faits leur matière et leur contrôle. « Si l’on dit que la vue empêche l’attentive et subtile connaissance mentale, par laquelle on pénètre dans les sciences divines, et qu’un tel obstacle conduisit un philosophe à se priver de la vue ; à cela je réponds qu’un tel œil, comme seigneur des sens, fait son devoir en mettant obstacle à ces confus et menteurs (je ne dis pas sciences) raisonnemens (discorsi), dont toujours avec grands cris et agitation des mains on va disputant. Et si ce philosophe s’enleva les yeux pour supprimer l’obstacle à ces raisonnemens, sois sûr qu’un tel acte allait à sa cervelle et à ses raisonnemens, car le tout n’était que folie[1]. » Avant de raisonner, il faut observer. Les manuscrits de Léonard sont un perpétuel et vivant commentaire de ce précepte. Il a toutes les qualités de l’observateur. Ses sens sont des instrumens délicats, sa curiosité est toujours en éveil. Il n’y a pas pour lui de phénomènes insignifians. Il a gardé cette faculté de l’étonnement qui n’est que la jeunesse de l’esprit multipliant l’intérêt des choses. Où les autres voient, il regarde. Rien ne peut remplacer ici la lecture de ses carnets. La mer qui étale ses vagues sur la plage, le fleuve qui ronge sa rive ; l’arbre, ses ramifications, ses éclaire-mens ; l’oiseau qui fend l’air, une cloche, un escalier, un visage étrange ; en quelque lieu qu’il soit, ce qu’il arrête et fixe d’images et de faits est inouï. Ajoutez qu’il a la patience, le

  1. Trattato della Pittura, § 16, édit. Heinrich Ludwig, 3 vol. Vienne, 1882.