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finances de façon qu’elles nuisent à la politique. Rien que pour conclure des traités de commerce ou régler des litiges diplomatiques, l’État créditeur n’aurait plus sa liberté d’action. Empêcherait-il les États débiteurs d’opérer des conversions de leurs rentes? Et si la guerre éclatait par malheur, nos ennemis nous rembourseraient-ils le montant de notre prêt? N’est-ce pas le canon qui en solderait, pour fin de compte, le principal et les arrérages ?

Les auteurs du projet avaient raison de nous dire que les placemens et les capitalisations, « qui sont la clé de voûte du système, » soulèvent les difficultés les plus graves; elles surgissent de tous côtés. L’opinion ne verrait pas sans inquiétude tant de milliards encaissés par le trésor et maniés par le gouvernement. Aussi l’exposé des motifs exprime-t-il sagement le désir que l’Etat soit délivré de ce fardeau. C’est donc à l’initiative privée que l’on fait appel. Sous réserve des dispositions générales usitées en pareille matière, les sociétés de secours mutuels, les établissemens de prévoyance autorisés, les syndicats professionnels seraient chargés de recevoir et d’administrer les dépôts. En théorie, la combinaison vaut mieux, quoique ces institutions mêmes, plusieurs faits récens l’ont prouvé, n’offrent pas toujours des garanties suffisantes. Dans l’hypothèse admise, elles deviendraient à la longue de véritables puissances financières. Est-on certain qu’elles n’abuseraient pas de leur influence? N’aurait-on pas à craindre surtout de voir les syndicats ouvriers utiliser, dans l’occurrence, leurs abondantes ressources à des fins tout autres qu’à celles de la loi ? Si d’ailleurs, par impossible, les diverses caisses des retraites réussissaient à préserver leur indépendance, sans menacer la paix sociale, la plupart des objections précédentes n’en subsisteraient pas moins. Comment et à quoi employer les fonds recueillis ?

Mais cette autonomie souhaitée ne saurait être durable. L’État, qui se trouverait co-participant par sa contribution des deux tiers, bornerait-il longtemps son intervention à une surveillance légitime? Tuteur intéressé de l’administration des retraites, résisterait-il à la tentation, toujours présente, de faire à sa pupille de fréquens et larges emprunts ? Ses habitudes trop connues ne permettent guère de l’espérer. Tôt ou tard, suivant la pente naturelle des choses, les caisses soi-disant autonomes se changeraient en simples succursales du trésor public, opérant à son profit le drainage du son quotidien de l’ouvrier. L’espoir flatteur de « décentraliser les capitaux » n’aboutirait qu’à une concentration financière et politique plus forte et plus redoutable que jamais.

Reste donc, en dernière analyse, l’État seul capitaliste, gérant, commanditaire et bailleur de fonds, jusqu’à concurrence de 16 milliards.