Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/767

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que j’accordais aux autres, l’attitude des Prussiens qui étaient avec moi m’aurait dessillé les yeux sur ce qui se tramait alors; loin d’être inquiets sur le sort de leur arrière-garde, ils paraissaient ne pas s’en occuper. » Mais de même qu’à la Trebbia il avait craint, s’il se retirait, d’être accusé d’abandonner Moreau, de même sur le Niémen il ne voulait pas qu’on l’accusât d’avoir abandonné son arrière-garde : « Je déclarai positivement, dit-il, que ma vie, ma carrière ne serait jamais entachée du reproche d’avoir commis la lâcheté d’abandonner une troupe confiée à mes soins. » Cette loyauté faillit lui coûter cher.

Il y avait, chez les Prussiens, des symptômes d’insubordination ; ils devenaient arrogans, exigeans ; ils demandaient le partage des contributions de la Courlande. Un matin, dès le point du jour, — c’était le 31 décembre, — le colonel du génie Marion entra chez le maréchal, pensant qu’il avait enfin des nouvelles du général York ; sur la réponse négative de son chef : — « Je le croyais, reprit-il ; comme, d’après vos ordres, je faisais sonder la glace, j’ai vu tous les Prussiens retraverser précipitamment le Niémen ; je pensais que vous les envoyiez au-devant de l’arrière-garde. Le général Massenbach, en passant, m’a remis ces deux lettres pour vous. — Ciel ! s’écria le maréchal, nous sommes trahis, peut-être livrés ; mais nous vendrons cher notre vie. » York avait fait défection ; il avait traité, la veille, avec le général russe Diebitch ; voici un fragment sec de sa lettre à Macdonald : u Quel que soit le jugement que portera le monde de ma conduite, j’en suis peu inquiet : le devoir envers mes troupes et la réflexion la plus mûre me la dictent ; les motifs les plus purs, quelles qu’en soient les apparences, me guident. » La lettre de Massenbach était plus émue : « Votre Excellence pardonnera que je ne sois pas venu moi-même l’avertir du procédé; c’était pour m’épargner une sensation très pénible à mon cœur, parce que les sentimens de respect et d’estime pour la personne de Votre Excellence, que je conserverai jusqu’à la fin de mes jours, m’auraient empêché de faire mon devoir. »

Il y avait, au quartier-général, un peloton d’escorte fourni par la cavalerie prussienne ; dans la hâte de leur défection, les Prussiens avaient oublié de l’avertir. Quand l’officier commandant entra le matin chez le maréchal pour recevoir des ordres, à son attitude calme il fut facile de voir qu’il ne se doutait de rien; il n’entendait pas le français; Macdonald lui fit dire en allemand ce qui venait d’arriver ; alors il changea de couleur et des larmes d’indignation jaillirent de ses yeux. Il voulait à toute force suivre le maréchal ; le maréchal s’y refusa, donna l’ordre de sonner à cheval, remercia l’escorte de son zèle, de sa fidélité, de son attachement, fit donner