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bon qu’une génération se soit consciemment, pieusement, sacrifiée à une œuvre souterraine, obscure, mais nécessaire. Ils savent, ces érudits, aussi bien que personne, que le monde des idées générales est le seul qui vaille qu’on y vive, — et ils se sont interdit d’y pénétrer. Ils savent que les faits qu’ils s’épuisent à établir n’ont pas de valeur comme faits, mais seulement si l’on peut en dégager des lois, — et ils n’ignorent pas que, le plus souvent, ces lois, d’autres qu’eux les dégageront. Ils savent que le travail scientifique ne connaît pas d’autres joies que celles de la synthèse, et ils sont restés confinés dans leurs analyses infinitésimales. Ils ont su écrire pour vingt lecteurs, contens de travailler pour ceux-là qui viendront. Mais, grâce à cette très belle génération d’érudits, un jour viendra, un jour prochain, où, les grandes œuvres de notre adolescence nationale étant enfin datées, localisées, restituées en leur intégrité et leur splendeur premières, le tableau du moyen âge pourra se développer avec la belle ordonnance, la logique et l’eurythmie de nos siècles classiques.

Pour Marie de France, ce travail est accompli. Une excellente édition critique a fixé les faits essentiels. Si les résultats ne sont point proportionnés à l’effort, qu’importe ? Ils tiennent en trois lignes, mais ils sont sûrs. Et le temps et la peine dépensés ne comptent plus. Ces résultats, les voici : Marie était Normande ; elle parlait le pur dialecte de Normandie, bien qu’elle vécût en Angleterre, et c’est en quelque coin de la Normandie qu’il faut chercher sa patrie. Sa langue prouve qu’elle a écrit dans la seconde moitié du XIIe siècle, aux alentours de l’an 1175. Le roi auquel elle a dédié ses lais est donc Henri II Plantagenet. Le mystérieux comte Guillaume est vraisemblablement Guillaume Longue-Épée, fils naturel d’Henri II et de Rosamonde Clifford, comte de Salisbury et de Romare. — Par cette date, 1175 ; par ce nom, Henri II, nous voici soudain transportés vers la cour des Plantagenets, si brillante, si artiste, où apparaît pour la première fois un être nouveau que les chroniqueurs du temps[1] doivent nommer d’un nom nouveau : le curialis, l’homme de cour. Cour française, pure de tout alliage saxon, au point qu’il est douteux si Henri II a jamais su l’anglais. Cour si lettrée, si éprise de Virgile, de Stace, d’Ovide surtout, qu’elle a vu, peut-on dire, fleurir une première et aimable renaissance. Cour provençale aussi, où la reine Éléonore d’Aquitaine, petite-fille du comte Guillaume de Poitiers, le plus ancien des troubadours, et son poète Bernard de Ventadour, apportent le génie plus affiné, plus ensoleillé de la poésie méridionale. — Nous ne pouvons guère

  1. Jean de Salisbury et le spirituel Gautier Map.