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fatigue, épuisement, danger pour l’activité et la vie, calomnie contre l’univers, tout cela, son art le patronne et l’exalte. Il flatte les instincts de bouddhisme, d’anéantissement ou de religiosité décadente. Il est le grand avocat de la transcendance et de l’au-delà. Sa musique a nom Circé. Parsifal, son dernier ouvrage, est son chef-d’œuvre en ce genre. Là sont réunis tous les artifices, tous les enchantemens de la beauté morbide, si bien que Parsifal rétroagit même sur les œuvres antérieures pour les obscurcir. Venez maintenant ! s’écrie Nietzsche, venez, amis, et buvez à la coupe mortelle. Jamais vous ne trouverez philtre plus délicieux pour endormir votre âme, et, pour vous y amollir, plus de bosquets de roses. Ah ! le vieux sorcier, Klingsor des Klingsors ! Comme à l’antique Minotaure, on lui conduit chaque année des troupes de jeunes gens et de jeunes filles à dévorer ! Chaque année, l’Europe entière retentit du même cri : En Crète ! En Crète ! Quelle rude guerre il nous fait à nous, les esprits libres ! Quel appel, sur les lèvres enchantées de ses jeunes magiciennes, à toutes les lâchetés de l’âme moderne ! Il faut le mordre comme un chien de peur de l’adorer. Prends donc garde, vieux séducteur ! Cave canem !

Voilà un terrible réquisitoire. À quoi va-t-il conclure ? Au néant. Contre tous les maux, Nietzsche ne connaît que ce remède. Si dans cet écrit, dit-il, j’ai fait la guerre à Wagner et, par la même occasion, au goût allemand, si j’ai eu de dures paroles pour le crétinisme de Bayreuth, que certains musiciens n’aillent pas s’en réjouir. Auprès de Wagner, les autres artistes ne comptent pas. Wagner a tué la musique, mais la faute en est à lui moins qu’à son temps. Il n’a fait que précipiter le mouvement. Tous ceux qu’on essaie, vainement, de lui opposer, ne composent pas de meilleure musique, mais de plus impersonnelle et de plus indifférente. Lui, du moins, aura été un tout ; il aura été toute la ruine, toute la décadence, une décadence volontaire, convaincue, efficace. La force désormais nous manque ; notre corps est épuisé. L’étude, le commerce des vieux maîtres, peuvent nous soulager, mais non pas nous guérir. Peut-être verrons-nous luire un dernier rayon, un reflet attardé de la Beauté défaillante, mais elle se meurt, et pas un Dieu ne viendra la sauver.

Telle est la conclusion. — « Il est vrai qu’elle est triste ! » — Et fausse par bonheur. Nietzsche se trompe. La musique n’est pas le moins du monde en train de mourir. Elle a souffert d’un Wagner, et notre philosophe l’a montré ; elle en a profité aussi ; j’aurais voulu qu’il le montrât de même. Mais son siège était fait. Pour tout et pour tous, Nietzsche n’a jamais rêvé que le néant. En ce qui le concernait, la folie a réalisé son rêve. Les wagnériens absolus ne manqueront pas d’en triompher. Voyez, diront-ils, où on en arrive pour n’avoir pas aimé Wagner. — Peut-être, mais on y arrive aussi pour l’avoir trop aimé !

Camille Bellaigue.