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des événemens pour savoir s’il s’est trompé dans ses conjectures ou non. »

Sévère et sombre est donc la philosophie de Frédéric. D’un côté, Dieu, qui est une Idée, cause du monde et source éternelle de lois inflexibles, indifférent aux effets de ces lois sur les individus, les peuples et les empires ; de l’autre, l’homme imparfait, tourmenté par la curiosité, incapable de connaître, voyant et sentant toujours et partout sa limite, conduit par le destin et sans espoir de lendemain. Car c’en est fait, Frédéric a pris son parti de la mortalité de l’âme. On voit bien qu’il a encore quelque regret à mourir tout entier, il souhaite que


….. sa substance épurée
Survive à l’horreur du tombeau…


Mais il ne trouve à l’anéantissement de l’âme ni injustice, ni cruauté.


Grand Dieu ! Ta clémence infinie
Dans aucun sens ne se dénie ;
En me condamnant à périr
Ta bonté se fera connaître.
Est-ce un malheur de ne pas être !


Il semble cette fois que le temps dépensé par Frédéric à philosopher pour conclure à l’impuissance de l’homme et à l’esclavage de sa volonté pendant le court passage du néant au néant, à l’inutilité par conséquent de délibérer et d’agir, ait été mal employé pour le roi de Prusse.


V

Pour tirer d’affaire le roi de Prusse, quelques déclarations suffisent ; d’abord, celle-ci : « Ce qu’il y a de plus réel en nous, c’est la vie. » Voilà un point de départ dans une certitude ; mais si tout le reste est incertain et obscur, ne va-t-on pas vivre au hasard et dans les ténèbres ? Déclaration seconde : « Si les hommes ne sont pas faits pour raisonner profondément sur les matières abstraites, Dieu les a instruits autant qu’il est nécessaire pour se gouverner dans le monde. » Mais encore, pour se gouverner, faut-il être assuré qu’on est libre de manier le gouvernail. Déclaration troisième : « En politique, au lieu de raisonner si nous sommes libres ou si nous ne le sommes pas, il ne faut proprement penser qu’à perfectionner sa pénétration et nourrir sa prudence. » En quoi consiste enfin et par quoi se manifeste la vie ? Déclaration dernière : « Il ne s’agit pas qu’un homme traîne jusqu’à l’âge de Mathusalem le fil indolent et inutile de ses jours, mais, plus il aura réfléchi, plus il aura fait d’actions belles et utiles, plus il aura vécu. »