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la douleur, l’amour, l’humanité, la nature, la gaîté, la joie, etc. Elle peignit non-seulement les passions en elles-mêmes, mais encore toutes les nuances et toutes les différences qui les caractérisent. Par exemple, dans la crainte, elle exprima la frayeur, la peur, l’émotion, le saisissement, l’inquiétude, la terreur. »

Mais que d’efforts pour en venir là ! Quel travail acharné ! Combien de tâtonnemens, d’expériences hardies, avant de conquérir le coup de main (les applaudissemens), l’admiration des Aristarques ! Celui-ci lui reproche de perpétuer dans la tragédie le chant, la danse et même la danse du matamore, un autre la gourmande de manquer de souplesse, de variété, d’étaler trop d’éclat, trop de fougue, avec une déclamation ampoulée, gémissante, qui rappelait celle de Duclos. Pourquoi s’attarder en de vieux erremens, pourquoi ne pas se rapprocher de Lecouvreur ? Comment, avec sa grande intelligence, ne comprenait-elle pas les avantages d’une déclamation noble et majestueuse avec simplicité, avec des gradations, des nuances, des traits soudains qu’elle ne saurait refléter lorsqu’elle est tendue et forcée ? Clairon hésita longtemps : ses succès toujours croissans, l’autorité de Voltaire, l’empêchaient d’oser. Mais en 1752, allant donner des représentations à Bordeaux, dans une petite salle, l’idée lui vint de réduire son jeu au naturel, et trente-deux fois de suite elle fut acclamée. À quelque temps de là, elle jouait Roxane au petit théâtre de Versailles, et Marmontel la trouvait habillée en sultane, sans panier, les bras demi-nus, dans la vérité du costume oriental. L’épreuve réussit encore, et comme son ami la félicitait : « Eh ! ne voyez-vous pas, dit-elle, que mon succès me ruine ? Il faut que le costume soit observé : la vérité de la déclamation tient à celle du vêtement ; toute ma riche garde-robe de théâtre est dès à présent réformée ; j’y perds pour 10,000 écus d’habits, mais le sacrifice en est fait. Vous me verrez ici dans huit jours jouer Électre au naturel comme je viens de jouer Roxane. » Elle tint parole et parut en habit d’esclave, échevelée, les bras chargés de chaînes ; et ce rôle acquit une beauté inconnue à Voltaire lui-même, qui plus tard, l’entendant jouer sur le théâtre de Ferney s’écriait tout en pleurs : « Ce n’est pas moi qui ai fait cela, c’est elle ; elle a créé son rôle. » On pleurait beaucoup au XVIIIe siècle, et Voltaire était le plus sensible, le plus complimenteur des hommes ; mais il se rattrapait en égratignant, entre intimes, la divine Clairon. En même temps qu’il lui demande en grâce, avec mille précautions oratoires, de rétablir les vers qu’elle supprime, il écrit à son fidèle d’Argental : « Elle est accoutumée à couper bras et jambes aux pièces nouvelles pour les faire aller plus vite. »

Donc, après la révolution du débit, du geste, ou presque en