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il marque une croix en face d’un nom sur le morceau de papier qu’on lui a remis. Il revient vers la table, laisse tomber son papier plié dans l’urne, salue et sort sans dire mot.

Ainsi la grande fonction de la vie nationale est silencieuse. Un âge finit et des temps nouveaux commencent. On ne pourra plus présenter l’histoire des élections sous une forme graphique, comme l’a fait M. Grego, pour le XVIIIe siècle et le commencement du XIXe en appelant à son aide cette légion de crayons moqueurs qui s’est perpétuée sans interruption de William Hogarth à Tom Leech. Les élections se voient à peine, ne s’entendent plus guère. Elles ont cessé d’être an bruit et un spectacle, mais elles sont, plus que jamais, une leçon.

Autrefois, il ne s’y débattait que des intérêts locaux, de mesquines compétitions de personnes. Aujourd’hui, une élection générale est l’inventaire d’une civilisation qui veut connaître ses profits et ses pertes. De simples métaphores, l’opinion publique, la souveraineté populaire, deviennent, pendant un moment, des réalités concrètes. Les idées, qui mènent le monde et qui, d’ordinaire, échappent à toute mensuration, laissent évaluer leur force par le nombre de ceux qui les suivent. Comme les grandes marées d’équinoxe, l’élection générale découvre pour quelques heures des choses que le soleil n’éclaire jamais, met à nu le fond de la nation.

Les élections de 1892 devaient indiquer le point actuellement atteint par l’évolution démocratique aussi nettement et aussi sûrement que l’étiage d’un pont marque la crue d’un fleuve. Pourquoi la consultation reste-t-elle indécise et le résultat obscur ? Parce que M. Gladstone a voulu que ces élections eussent lieu sur la question de l’autonomie irlandaise, question qui est profondément indifférente à la démocratie. Un autre problème se pose donc, non moins intéressant et non moins compliqué que le premier. Dans quelle mesure et pendant combien de temps une volonté particulière peut-elle faire dévier la marche des choses ? Étant donnés, d’une part, la force et la vitesse de la démocratie anglaise, de l’autre, l’ascendant personnel et l’idée fixe de M. Gladstone, quelle est la direction moyenne qui doit s’établir ?


I.

Par une belle après-midi de juin (le 28, à trois heures et demie, s’il faut préciser) le douzième parlement de la reine Victoria s’est éteint doucement, sans souffrance apparente, « en possession de toutes ses facultés, » nous disent ses amis. Et ses ennemis n’osent pas trop y contredire. C’est déjà un trait à noter que cette fin calme