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des émeutes. Je n’étais encore qu’au parterre, lorsque vous étiez sur le théâtre ; mais je regardais bien. Oui, pour mettre à la raison ces gueux, vous aviez besoin de faire des émeutes. » — « Si vous appelez émeute, reprit son interlocuteur, l’insurrection nationale de juillet 1789, je réclame celle-là ; mais, passé cette époque, je n’en ai plus voulu. J’en ai réprimé beaucoup ; la plupart se faisaient contre moi, et, puisque vous en appelez à mon expérience, je vous dirai que je n’ai vu dans la révolution aucune injustice, aucune déviation de la liberté qui n’ait nui à la révolution elle-même, et, finalement, aux auteurs de ces mesures. » — « Mais ne conviendrez-vous pas vous-même, dit Bonaparte, que dans l’état où j’ai trouvé la France, j’étais forcé à des mesures irrégulières ? » — « Ce n’est pas la question, répondit La Fayette ; je ne parle ni du moment, ni de tel ou tel acte ; c’est la direction. Oui, général, c’est la direction dont je me plains et m’afflige. » — « Au reste, reprit le premier consul, je vous ai parlé comme chef du gouvernement, et, en cette qualité, j’ai à me plaindre de vous. Mais, comme particulier, je dois être content, car, dans tout ce qui m’est revenu de vous, j’ai reconnu que, malgré votre sévérité sur les actes du gouvernement, il y a toujours eu de votre part de la bienveillance personnelle pour moi. »

Il avait raison : un gouvernement libre, et Bonaparte à sa tête, voilà ce qu’il fallait à La Fayette ; et, au contraire, on tournait de plus en plus le dos à la liberté. Le consulat à vie, au lieu d’être entouré de barrières constitutionnelles, était présenté à la sanction des électeurs comme une consécration du despotisme. La Fayette crut devoir motiver son vote. Il écrivit sur le registre de sa commune : « Je ne puis voter pour une telle magistrature jusqu’à ce que la liberté publique soit suffisamment garantie ; alors je donnerai ma voix à Napoléon Bonaparte. » Et, pour ne laisser aucune incertitude planer sur son opinion, il lui fit remettre la lettre suivante :


« Lagrange, 20 mai 1802.

« Général,

« Lorsqu’un homme, pénétré de la reconnaissance qu’il vous doit, et trop sensible à la gloire pour ne pas aimer la vôtre, a mis des restrictions à son suffrage, elles sont d’autant moins suspectes que personne ne jouira plus que lui de vous voir premier magistrat à vie d’une république libre.

« Le 18 brumaire sauva la France, et je me sentis rappelé par les professions libérales auxquelles vous avez attaché votre honneur. On vit depuis, dans le pouvoir consulaire, cette dictature