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Jadis il donnait passage d’une rive à l’autre ; les armées protestantes du Bas-Languedoc s’en étant servies à plusieurs reprises pour s’introduire en Vivarais, Louis XIII fit rompre la corniche. Les abords de l’arche sont encombrés de troncs d’arbres et de débris que l’Ardèche apporta dans l’inondation de 1890, quand elle monta presque jusqu’à la voûte ; on comprend comment ces béliers qu’elle a dû charrier de tout temps et jeter contre le roc ont avancé son travail de creusement. Néanmoins, ce travail suppose une accumulation de siècles qui effraie l’esprit. C’est le commentaire de la devise que je lis sur un cadran de 1745, au-dessus de la maison du batelier-pêcheur : — « Songe à l’éternité, le temps s’en va ! » — Les eaux apportent aussi, contre les espaliers de cet entonnoir à l’abri de tous les vents, un limon fertile qui en fait une véritable serre chaude. Les micocouliers, les grenadiers y portent fruit ; des vignes sauvages s’enroulent jusqu’à la cime des genévriers et des cyprès. Je n’ai vu pareille opulence de végétation que dans quelques vallons du Caucase et de Crimée.

En amont comme en aval du pont d’Arc, le tuf poreux des parois de roche, en surplomb sur la route, est criblé d’excavations, de cavernes qui se prolongent parfois fort loin dans la montagne. On y parque aujourd’hui des troupeaux de chèvres et de moutons, dont les têtes effarées se montrent là-haut. On en a retiré des monceaux de cendres et d’ossemens. De temps immémorial, ces retraites ont servi d’asile aux vaincus, aux bannis, aux réfractaires de tous les régimes, Sarrasins, Albigeois, routiers, huguenots, camisards, émigrés. Mon conducteur, un habitant de Vallon, me raconte tout ce qu’il sait de légendes sur ces grottes. Des bohémiens gîtèrent longtemps dans l’Averne, un de ces repaires. La bohémienne Mendès, enceinte des œuvres du seigneur de Vallon, y mit au monde un enfant. Il fut élevé au château, et quoique sourd-muet, il fit bientôt l’admiration de tous par sa. vaillance et sa subtilité. La mère n’avait qu’un désir, revoir son fils ; mais le châtelain ne consentit à la recevoir qu’à la condition qu’elle lui livrerait les secrets de sa horde. Mendès trahit la tribu par amour maternel. Le chef de la bande eut des soupçons ; un soir que la délatrice rentrait avec des fruits du château donnés par son enfant, il la cloua au rocher d’un coup d’épée. Comment le sourd-muet en fut instruit, comment il avertit le seigneur et vengea sa mère en enfumant les bohémiens dans leur terrier, c’est ce que le lecteur devinera sans doute et ce qui n’aurait pour lui qu’un médiocre intérêt, parce qu’on ne le lui racontera pas en roulant au bord de l’eau, sous les rayons bienveillans d’étoiles qui semblaient remises à neuf ce soir-là, et contre la montagne où gît le cadavre