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ministres se défiaient sinon des capacités, du moins de l’esprit rétrograde des émigrés. Ils les recevaient le plus poliment du monde et leur promettaient tout avec la ferme détermination de ne tenir aucune promesse. C’est à peine si deux cents d’entre eux purent se caser dans les différentes administrations. Trente-sept seulement furent nommés préfets ou sous-préfets, alors que Montesquiou fit quarante-cinq préfets nouveaux et cent soixante sous-préfets.

L’armée et la flotte étaient beaucoup moins inhospitalières. C’était donc chez les ministres de la guerre et de la marine qu’affluaient les demandes. Il en sortait de toutes les berlines d’émigrés et de toutes les gentilhommières. Comme titre à l’épaulette, celui-ci faisait valoir « dix années d’émigration, » celui-là « treize ans de pénible surveillance passés à Sainte-Menehould sous le brigand Drouet. » Un autre rappelait le camp de Jalès, un autre la chouannerie de Fougère, un autre la légion de Rohan, « où il avait tou-jouis témoigné d’un grand zèle pour le roi, » un autre des tentatives de conspiration dont il donnait comme preuve « qu’il avait reçu pendant un an 1 schilling par jour de M. W.., agent anglais. » Le chevalier de T…t réputait l’intention pour le fait. « J’ai voulu, écrivait-il dans sa supplique, lever des hommes en Bretagne, qui, s’ils avaient été levés, n’auraient pas manqué de rendre de grands services. »

Plus d’un royaliste voyait le ridicule de ces requêtes. Le comte de Clermont-Montoison disait au foyer du Vaudeville : « — Moi je ne veux pas entrer dans l’armée, car avec mon nom je devrais occuper un grade élevé, et n’ayant été ni en Égypte, ni en Italie, ni en Allemagne, je ne crois pas pouvoir commander à ces braves. » Vitrolles écrivit dans le Journal des Débats les Lettres de la Cousine, où il raillait les prétentions des émigrés. « Mon beau-frère, disait la cousine, a repris la croix de Saint-Louis, car il ne lui manquait plus que neuf ans pour y avoir droit quand la révolution a éclaté… M. de B. se contenterait d’une place de receveur-général. C’est bien le moins qu’on puisse faire pour un homme qui a été enfermé six mois pendant la Terreur. » Louis XVIII, fort amusé par cette petite guerre d’épigrammes, y encourageait Vitrolles et lui rappelait l’histoire de ce tory qui avait demandé une place à Charles II pour avoir séduit la femme d’un chef du parti populaire. Mais les articles de Vitrolles ne troublèrent pas les solliciteurs, et les plaisanteries de Louis XVIII n’empêchèrent pas ce monarque de signer de scandaleuses nominations. D’anciens officiers subalternes de la marine royale, émigrés sous la Constituante, vendéens ou chouans sous la république, professeurs d’anglais ou receveurs des contributions sous l’empire, furent nommés