Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/615

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Son curieux sonnet a la précision d’une observation médicale, et si réellement le poète n’a pas éprouvé les impressions qu’il raconte, il a été un simulateur très habile. Voici son sonnet ; bien qu’il soit assez connu, presque célèbre, on aura peut-être plaisir à le relire ici.


A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu de mouches éclatantes,
Qui bourbillent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre. E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lames des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles.
I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes.

U, cycles, vibremens divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux.

O, suprême clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des mondes et des anges ;
O, l’oméga, rayon violet de ses yeux.


Nous nous demandons si un pareil sonnet peut donner une émotion sincère, ou seulement un plaisir intellectuel à une personne qui n’éprouve point d’audition colorée ; pour ceux qui, comme nous, n’ont aucune espèce de tendance à teindre les voyelles, les notations de l’auteur n’éveillent aucun écho ; nous ne vibrons point à l’unisson, nous ne sommes pas émus, nous ne comprenons pas.

« I rouge, » dit Rimbaud ; il affirme le fait brutalement, sans explication ni commentaire. Eh bien, nous protestons énergiquement ; pour nous, l’i n’est ni rouge, ni bleu, ni blanc, ni même incolore ; c’est un i, rien de plus ; et nous n’éprouvons aucune jouissance à écouter une affirmation qui nous paraît inintelligible.

C’est là l’obstacle, ce nous semble, que rencontrera toujours l’audition colorée quand elle cherchera à pénétrer dans la poésie ; du moment que ce phénomène se présente, comme dans le sonnet de Rimbaud, avec son caractère inflexible, du moment que rien n’est laissé au hasard, à l’arbitraire, et que chaque son se trouve lié à une couleur rigoureusement déterminée, il ne se produit aucun effet esthétique pour ceux qui n’ont pas la faculté de se réjouir des associations artificielles, et qui les apprennent ici pour la première fois.

Donc, ceux qui n’ont point d’audition colorée restent indifférens ; que faut-il attendre de ceux qui ont de l’audition colorée ? Est-ce de la sympathie ? Au contraire, c’est de l’indignation.

Nous avons déjà noté le fait dans nos descriptions précédentes ; deux personnes qui ont réellement des associations de couleur ne