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obligations sérieuses de la vie rurale ; le rocking chair où elle se balance des heures de suite illustre mieux que tout le reste son mouvement perpétuel. Jamais on ne la voit une aiguille à la main ; du moins, tandis qu’il parcourait l’Amérique en long et en large, Hamilton Aidé n’a pas rencontré une seule dame occupée à travailler de ses doigts ; il ne doute pas qu’en cas de besoin elle ne puisse mettre à cette besogne l’activité d’une machine à coudre, mais, comme délassement, la rêveuse tapisserie, indispensable à ses sœurs du vieux monde, n’existe pas pour elle. Il ne lui faut que des stimulans : conférences, auditions de musique, séances de spiritisme, sermons laïques sur tous les sujets qui sont sous le soleil. Elle s’attachera très ardemment à une étude quelconque, elle suivra des classes, elle ne tombera pas dans l’erreur, commune ailleurs, que son éducation est achevée parce qu’elle a quitté l’école ; mais n’ayant jamais un nombreux domestique ni beaucoup d’enfans, sauf exception rare, elle en a vite fini avec ses devoirs de maîtresse de maison, et son esprit inquiet, qui abhorre le vide, cherche un aliment, soit dans les plaisirs mondains, soit dans une culture intellectuelle, qu’elle se garderait d’acquérir solitairement avec l’unique secours des livres. Cet état fiévreux tient sans doute à la première éducation ; l’enfant n’est jamais un enfant en Amérique, selon le sens que nous donnons à ce mot ; son irresponsabilité pétulante ne connaît que peu de contrainte ou même aucune ; il suffit, pour s’en assurer, de vivre dans les hôtels où l’enfance est représentée par quelques échantillons.

Plus tard, son cerveau est sans relâche surexcité ; il arrive à un développement qu’atteste le grand nombre des petits prodiges ; mais cette précocité devient assez rarement du génie. Beaucoup d’Américains prudens sont réduits à mettre leurs filles en pension pour éviter qu’elles ne commencent trop tôt à recevoir et à rendre des visites, à organiser des parties de plaisir, à flirter même, malgré leurs robes courtes. Priver la petite fille de ces amusemens dangereux, en la gardant au foyer, ce serait la rendre malheureuse, puisque toutes ses amies sont à un même régime. Le « bouton, » comme on appelle la débutante, a déjà l’assurance des roses les mieux épanouies ; c’est une parfaite petite femme du monde, capable de se garder seule, n’ayant besoin d’aucun chaperon, sachant s’escrimer dans le dialogue contre les hommes jeunes et vieux, ordinairement très bright, animée, pleine d’entrain, souvent d’une extrême séduction, mais privée depuis longtemps de ce qu’on nomme la fleur de la première jeunesse. — Quelqu’un dit drôlement à M. Aidé, en parlant d’une de ces jeunes merveilles : « Elle a du trait à ce point qu’elle commence la