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de la philosophie et du fanatisme, de la gaîté et du pédantisme, des lois et des abus, du bon goût et de l’impertinence. »

Pensionné par le roi pour se donner au diable, excommunié s’il joue, emprisonné s’il refuse de jouer, le comédien ne rencontre de tous côtés qu’arbitraire, caprice, prétentions injustes : il fait partie de la maison du roi, et celui-ci délègue son autorité aux quatre premiers gentilshommes de la chambre, toujours empressés à abuser de leurs prérogatives et à les enfler ; du moins cette juridiction de bon plaisir a-t-elle pour effet de les soustraire à celle de la police, infiniment plus revêche, et, pour braver cette dernière, il suffira de se faire inscrire à l’Académie royale de musique comme fille de magasin. D’ailleurs la loi civile ne distingue pas comme la loi religieuse entre chanteurs, danseurs et comédiens, le parlement leur est hostile, son avocat-général ne leur reconnaît pas d’état légal, ils ne peuvent se flatter d’être entendus en corps, n’ayant aucune lettre patente, mais un simple brevet du roi ; leur profession est infâme comme celle du bourreau. Défense de sortir de France sans permission spéciale, d’exercer des fonctions publiques, des charges militaires ; l’ordre des avocats repousse celui qui épouse comédienne ou fille de comédienne (et cependant l’apparat royal de 1702 définit l’acteur : qui dit en public, sur le théâtre ou dans le barreau). Un comédien de province montre-t-il du talent, vite une lettre de cachet le requiert de contribuer aux plaisirs de la capitale. La noblesse, les gens de lettres vont à la Bastille, à Vincennes ; les comédiens ont leur prison attitrée, le For-l’Évêque, où ils sont jetés sans jugement, sans appel, où chaque jour un exempt vient les chercher pour la représentation et les ramène aussitôt après, où d’ailleurs ils se conso- lent assez gaîment de leurs déboires, et narguent l’autorité, en recevant leurs amis et donnant des dîners. Une autre maison de détention, l’Hôpital, servait, mais fort rarement, contre les comédiennes coupables de fautes très graves : promiscuité complète avec les filles de mauvaise vie, tête rasée, lit de paille, nourriture composée de pain, d’eau et de soupe, robe de tiretaine et sabots pour costume, la punition était terrible. Sophie Arnould fut condamnée à y passer six mois pour avoir manqué à Mme du Barry, mais celle-ci intercéda et obtint sa grâce : c’est pour cela sans doute qu’en apprenant la mort de Louis XV et l’exil de la favorite, la maligne créature dit à ses compagnes de l’Opéra : « Pleurons, mes sœurs, nous voilà orphelines de père et de mère[1]. »

La domination des gentilshommes de la chambre s’immisçait dans les moindres détails ; l’Opéra relevait du ministre de la maison

  1. De Goncourt, Sophie Arnould.