Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 113.djvu/709

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aurait du mauvais goût, de l’indiscrétion, ou de l’impudeur même à trop plaisanter sur son second mariage.

Devenue veuve, on sait sans doute que Mme de Saint-Pierre épousa en secondes noces Aimé Martin, le fidèle secrétaire et le pieux biographe de Bernardin. La remarque en serait superflue, s’il n’y fallait voir l’origine des travaux mêmes dont nous venons de parler, leur justification, pour ainsi dire, et la raison enfin que nous avons eue de n’en retenir ici que le côté anecdotique.

Sans doute, nous n’aimons pas beaucoup, en général, ces incursions, — presque toujours et nécessairement un peu hostiles, — dans la vie privée d’un grand écrivain ou d’un grand artiste, mais c’est à une condition, qui est que l’on connaisse au moins, avec quelque précision, les lignes essentielles de sa biographie. Il faut aussi que ses admirateurs ne l’aient point trop défiguré, comme si par exemple on transformait Montaigne en un stoïcien, ou Rabelais en une espèce d’ivrogne


Qui, parmi les écuelles grasses,
Sans nulle honte se touillant,
Allait dans le vin barbouillant
Comme une grenouille en la fange.


Et quand ce n’est point la légende, — laquelle peut avoir quelquefois ses raisons, — quand ce n’est point quelque admirateur désintéressé, quand c’est le secrétaire et le successeur d’un grand écrivain qui l’a métamorphosé, comme Aimé Martin l’a fait pour Bernardin de Saint-Pierre, quand c’est le mari de sa veuve, alors il faut bien y regarder de plus près, et tous les moyens qu’il y ait de rétablir la vérité dans ses droits, il faut alors qu’on les cherche et qu’on les accepte. C’est ce que M. de Lescure avait fait trop négligemment dans son Bernardin de Saint-Pierre ; c’est ce que M. Arvède Barine a commencé de faire dans le sien ; c’est enfin ce que M. Fernand Maury a fait dans son Étude avec autant d’impartialité que d’abondance, — et c’est ce que nous avons essayé de faire surtout d’après lui. Il n’y a pas de loi si générale qui ne souffre des exceptions, ou, pour mieux dire peut-être, que quelque autre loi ne limite.

Je ne crois pas, d’ailleurs, que cette connaissance plus précise de la vie de Bernardin de Saint-Pierre soit tout à fait inutile pour comprendre et pour mieux expliquer la nature de son talent. De qui donc a-t-on dit que l’on goûtait à le lire une « volupté » à laquelle il semblait que les sens mêmes fussent intéressés ? C’est de Massillon, si j’ai bonne mémoire ; mais on en peut dire autant de Bernardin de Saint Pierre, et dans ses Études de la nature, sous la sentimentalité de sa manière, qui va quelquefois jusqu’à la fadeur, il y a toujours quelque chose de vif, de pénétrant, et presque de passionné. En d’autres termes encore, il est dans l’histoire de notre littérature un des premiers auteurs de