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première fois cette lettre retrouvée par hasard dans les papiers de sa mère. Il fondit en larmes et dut s’applaudir une fois de plus d’avoir jadis accepté, lui conseiller au parlement, contrairement à toutes les convenances de son état, le fidéicommis de son amie, désintéresse des parens besogneux qui menaçaient de disputer sa succession, élevé et marié ses deux filles.

On a vu de grands musiciens, des chanteurs de premier ordre qui n’avaient ni esprit ni intelligence ; on citerait fort peu de grands comédiens qui en aient manqué. Lecouvreur possédait à un degré remarquable ces qualités qui, avec le bon sens et l’affabilité, constituent une bonne part de ce qu’on pourrait appeler le charme social. Une fortune bien ordonnée, assez considérable pour le temps (300,000 francs au moins), lui permettait de recevoir ses amis, plaisir délicieux qu’elle prisait fort, car sa correspondance la montre ambitieuse d’intimité, d’amitié, le seul sentiment dont elle soit flattée ! Le grand nombre ne la dédommage pas du mérite réel des personnes, et elle n’estime flatteuse l’approbation d’un sot que comme générale, mais se désole s’il la faut acheter par des complaisances réitérées. Ce qu’étaient ses soupers, dans leur vive et élégante liberté, avec des hommes tels que Fontenelle, Dumarsais, Voltaire, d’Argental, Caylus, l’abbé d’Amfreville, Maurice de Saxe, le marquis de Rochemore, la présidente Berthier, on voudrait le savoir, mieux encore le sentir : elle même y fait sa partie, car elle raconte aussi bien qu’elle écrit, tourne agréablement le vers, lance à propos une fine repartie, un mot piquant. Leur réputation ne tarda pas à se répandre, la curiosité y poussa les femmes du plus haut rang, et la pauvre Adrienne gémissait dans son corps et son esprit de cette indiscrétion flatteuse. « C’est une mode établie de dîner ou de souper avec moi, écrit-elle, parce qu’il a plu à quelques duchesses de me faire cet honneur… si ma pauvre santé qui est faible, comme vous savez, me fait refuser ou manquer à une parti de dames que je n’aurais jamais vues, qui ne se souviennent de moi que par curiosité, ou, si j’ose le dire, par air (car il en entre dans tout) : « Vraiment, dit Tune, elle fait la merveilleuse ? » Une autre ajoute : « c’est que nous ne sommes pas titrées ! » Si je suis sérieuse, parce qu’on ne peut être fort gai au milieu de beaucoup de gens qu’on ne connaît pas : « c’est donc là cette fille qui a tant d’esprit ? Ne voyez-vous pas qu’elle nous dédaigne et qu’il faut savoir du grec pour lui plaire ? — Elle va chez Mme de Lambert, dit une autre ; cela ne vous dit-il pas le mot de l’énigme ? » Et sous ces paroles ironiques qu’elle devinait sans les entendre, elle retrouvait sans doute le dédain d’une classe privilégiée qui ne lui accordait pas le titre de dame, ce dédain plus ou