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nombre de mains ; c’est l’existence de ces grandes fortunes américaines qui étonnent le monde et dont nous avons retracé l’histoire. Depuis quatre ans que notre travail a paru, le nombre de ces fortunes s’est encore accru ; de nouveaux noms prennent place dans le livre de l’or, noms de personnalités puissantes : celui de Rockafeller avec 350 millions, de Blair avec un chiffre égal, ceux de Standford, Huntington, Carnegie avec 250 millions, de Coxe, Drexel, Fair, Sinton, Sloane, Dillon, Armour, Spreckels, Wenamaker avec plus de 100 millions chacun. À côté de ces capitalistes, colossalement riches, apparaissent des corporations qui ne le sont pas moins, corporations anonymes : Trust companies, syndicats, banques, disposant de puissans moyens d’action, possédant de grands journaux, influençant dans un sens favorable à leurs intérêts les législatures d’État, pesant d’un poids considérable sur les décisions du congrès.

Ce double danger, il n’est aucun Américain éclairé qui ne le sente et ne le signale. Nous voyons aujourd’hui les capitalistes, les financiers, les grands industriels dénoncer le premier et, pour le conjurer, réclamer l’extension des pouvoirs du président, des élections moins fréquentes et le licenciement des politiciens. Le second préoccupe tous les esprits, il se fait jour dans d’innombrables brochures, dans celles notamment de l’importante corporation des chevaliers du travail ; il se révèle par des grèves comme on n’en avait pas encore vu, par le singulier spectacle de la lutte d’un homme contre des milliers d’hommes, de Carnegie levant à ses frais un bataillon, s’adressant à l’agence Pinkerton qui lui fournit, à prix débattu, des transports armés en guerre, des combattans qui vont tuer et se faire tuer pour une cause qui n’est pas la leur.

Attendre de l’élection présidentielle du 8 novembre prochain un remède à ce double danger, ce serait attendre l’impossible. L’évolution sera lente, le résultat viendra à son heure, mais il est à souhaiter pour la grande république que cette heure ne sonne pas trop tard et que le mal ne s’aggrave pas. C’est déjà un symptôme favorable que l’inquiétude et l’agitation qui se manifestent. Nous sommes ici sur terre anglo-saxonne ; les brusques reviremens y sont rares ; on y procède avec une sage lenteur, mais, une fois saisie d’une question, et d’une question aussi vitale, l’opinion publique ne s’en dessaisit plus ; elle la tourne et la retourne sous toutes ses faces ; elle pèse et soupèse la solution qu’elle comporte et, le moment venu, elle l’impose.


C. DE VARIGNY.