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délier. Des émigrés disaient qu’ils ne donneraient pas désormais à moitié prix la propriété de leurs biens confisqués. Inquiets d’avoir à payer leur fermage aux anciens possesseurs, certains paysans se précautionnaient en refusant de le payer aux propriétaires. Dans la Creuse, un officier de dragons en congé de semestre, se trouvant à la chasse avec le maire de la commune, acquéreur de ses biens, le provoque en duel. À Salon (Bouches-du-Rhône), le comte de D… entre avec quelques bons compagnons chez un individu qui a acheté sa ferme et l’en chasse à coups de bâton. Dans l’Isère, un émigré vient chez un paysan et l’accuse de lui avoir volé sa maison et ses terres. Le paysan réplique qu’il les a bel et bien payés ; l’émigré le frappe avec sa canne, l’autre saisit une serpe et l’abat à ses pieds. Le parquet refusa de poursuivre, considérant que tous les torts étaient à l’ancien possesseur. Mais les biens nationaux n’en demeuraient pas moins frappés de discrédit. Si quelque ferme ou quelque maison ayant cette tache originelle était mise en vente, les enchères atteignaient à peine à la moitié ou au tiers de sa valeur. À Paris même, ces immeubles ne trouvaient parfois acquéreurs à aucun prix[1].

Le clergé provincial n’était pas moins aveuglé que la noblesse. « Les prêtres deviennent insupportables, » écrivait le 22 février le préfet de la Nièvre. En Auvergne, on réimprima l’ancien catéchisme de Clermont avec l’article relatif à la dîme. En Alsace, le clergé se montrait si intolérant que les protestans avaient des craintes pour le libre exercice de leur culte. Dans tout l’Ouest, les prêtres tonnaient en chair contre les acquéreurs, les menaçant de damnation éternelle. « Il faut rendre les biens volés, disaient-ils. Les ordonnances du roi de France qui reconnaissent la légitimité de ces ventes sont nulles aux yeux du roi des rois… Ceux qui ne restitueront pas les biens des émigrés auront le sort de Jézabel : ils seront dévorés par les chiens. » Au confessionnal, au chevet des moribonds, ils proféraient les mêmes menaces et les mêmes anathèmes. Ils refusaient les derniers sacremens aux acquéreurs et, parfois, ils réussissaient, en évoquant le tableau des flammes de l’enfer, à extorquer des restitutions in extremis. « Ces gens-là,

  1. Ce fut pour combattre cet état de choses que Saint-Simon publia en février 1815 le prospectus d’un ouvrage périodique ayant pour titre : le Défenseur des propriétaires des biens nationaux, ou recherches sur les causes du discrédit où sont tombées les propriétés nationales et sur les moyens d’élever ces propriétés à la même valeur que les propriétés patrimoniales. — Un autre écrit, intitulé : Avis aux propriétaires de biens nationaux, et qui avait aussi pour objet une ligue défensive des acquéreurs, circula en décembre 1814 dans les départemens de l’Ouest. Rapport s. d. (Archives nationales, F7, 3200 4)